Au scalpel et au clamp

Les métaphores chirurgicales sont aujourd’hui à peu près aussi fréquentes pour décrire le travail de l’écrivain que celles qui sont empruntées à l’orfèvrerie. Tantôt on nous dit que la main cisèle, tantôt qu’elle opère au scalpel, tantôt les deux. Il s’agit sans doute pour le critique de rendre compte d’une écriture précise, ouvragée, et, dans le cas du scalpel ou du bistouri, de phrases qui taillent à vif sans ornement ni digression inutile.

J’ai eu par hasard affaire ces derniers temps à deux textes qui ont sorti le comparant chirurgical de ce cliché et lui ont redonné vie. L’un concerne un chirurgien de profession : Boulgakov ; l’autre est la réflexion d’un patient ayant beaucoup fréquenté le billard et pour lequel la blessure n’est pas une métaphore : Philippe Lançon, victime de l’attentat de Charlie en janvier 2015.

Le premier est commenté par Pierre Pachet dans son livre Aux aguets et fait l’objet d’un chapitre intitulé « Boulgakov et la chirurgie de l’attention ». Certaines phrases m’ont attirée par l’originalité du propos :

On dirait que Boulgakov trouve dans le geste du chirurgien (…) le modèle d’une investigation précise, conduite au plus près de la souffrance sans que la vision en soit affectée. L’instrument le plus représentatif à cet égard, après le bistouri qui incise et révèle, c’est la pince hémostatique, le clamp, qui arrête l’écoulement du sang et permet d’y voir clair. (p. 120)

En effet, inciser et patauger dans une mare de sang ne rendrait pas évidente l’inspection de la plaie. Le clamp permet de garder une visibilité sans laquelle l’action ne serait que chaos. Cette vision est souvent ironique chez Boulgakov, dit Pierre Pachet, et l’opération peut être pratiquée par le narrateur sur lui-même, comme dans l’extraordinaire récit intitulé Morphine, où il décrit avec une conscience parfaitement claire un des états qui en est le plus éloigné. Ceci classe Boulgakov avec Nerval, Proust, Michaux, Nabokov, parmi les « grands vigilants » qui se regardent penser : « Le goût de l’investigation, la précision scientifique, clinique, Boulgakov les marie intimement à la joie de comprendre, à la gaieté, au rire. »

Quant à Philippe Lançon, son expérience de la reconstruction faciale en de multiples étapes retranscrites dans Le Lambeau le conduit à s’arrêter sur un aspect particulier de cette opération.

Sa chirurgienne Chloé lui avait dit peu après l’attentat :

“La tentation du chirurgien est d’aller le plus loin possible, de s’approcher de retouche en retouche du visage idéal. Evidemment, on n’y arrive jamais et il faut savoir s’arrêter.” C’est pareil avec un livre, lui avais-je répondu. On essaie de rapprocher celui qu’on écrit de celui qu’on imaginait, mais jamais ils ne se rejoignent, et il arrive un moment où, comme vous dites, il faut savoir arrêter. Le patient reste avec sa gueule tordue, ses cicatrices, son handicap plus ou moins réduit. Le livre reste seul avec ses imperfections, ses bavardages, ses défauts. (p. 220-221)

Dans son cas, dit-il lucidement, si le visage est sauvé, rien ne dit encore que l’écriture le soit : « Mon écriture avait quelque temps de retard sur ma mâchoire. Elle ne la rattrapait ni dans sa chute, ni dans ses progrès. »

L’écrivain-patient s’est muni lui aussi d’un clamp pour essayer de s’y retrouver, d’examiner les modifications de son corps, tout en essayant de joindre, comme les lèvres d’une blessure, les éléments du passé et du présent d’un « temps interrompu », et cette autoscopie chirurgicale attentive fait partie de ce qui rend le livre poignant, malgré « ses imperfections, ses bavardages, ses défauts ».

P.S. La lecture préférée de Philippe Lançon chaque fois qu’il se rend au bloc est le passage de La Recherche du temps perdu qui évoque la mort de la grand-mère, un des plus profonds de toute l’œuvre de Proust sur la médecine, la maladie et la mort (Le Côté de Guermantes, fin de la première partie, à partir de la p. 594 de l’édition Pléiade, et partie II, 1). On ne se lasse pas de lire et relire ces pages bouleversantes séparément comme le fait Lançon.

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Autour d’Emma Bovary

Au risque d’enfoncer des portes ouvertes (– telle spécialiste me le pardonnera-t-elle ? –) j’ai besoin ces derniers temps de penser que Flaubert juge trop sévèrement son personnage. Emma Bovary est loin d’être médiocre, remarque déjà Baudelaire dans L’Art romantique, car elle est dotée de « la faculté suprême et tyrannique » : l’imagination qui distingue l’artiste romantique, accompagnée d’une énergie qui est la « fusion mystique du raisonnement et de la passion ».

Il est vrai qu’elle possède une authentique richesse sensorielle et une puissance créatrice. Elle est capable, par exemple, d’inventer des péchés au confessionnal pour se pénétrer de la pénombre de l’église et du chuchotement du prêtre. Je ne trouve pas non plus ses rêveries au couvent niaises et vagues. La variété et la précision de tous leurs détails donnent au contraire à penser qu’elles sont le produit d’un romancier fécond nourri de Walter Scott et de Lamartine.  Alors ?

Fritz von Uhde, Jeune fille à la fenêtre, 1890

Reprenons le chapitre 6 de Madame Bovary :

Il fallait qu’elle pût retirer des choses une sorte de profit personnel ; et elle rejetait comme inutile tout ce qui ne contribuait pas à la consommation immédiate de son cœur, — étant de tempérament plus sentimentale qu’artiste, cherchant des émotions et non des paysages.

Ce qui l’empêcherait d’être une artiste ne viendrait pas d’un manque de sensibilité ou d’imagination, mais de l’usage qu’elle en fait, contenu dans les expressions : “consommation immédiate de son coeur”, et “cherchant des émotions et non des paysages”.

Cette dernière distinction émotions/paysages reste énigmatique : s’il peut y avoir au départ de l’art et de la poésie « le parti pris de l’émotion », comme le pense le poète Antoine Emaz, qu’est-ce qui fait la différence ? Flaubert nous dit qu’en fille de la campagne, Emma n’éprouve aucun émoi lyrique pour les aspects sereins de la nature, ne recherchant que les tempêtes et les reliefs accidentés. On est loin de la glycine au fond du modeste jardin d’Antoine Emaz. Mais pour mieux associer paysage et artiste, j’ai également besoin de cette définition donnée par Jean-Pierre Richard :

Parlant d’un écrivain, qu’appellerons-nous son paysage ? D’abord l’ensemble des éléments sensibles qui forment la matière et comme le sol de son expérience créatrice. (…) C’est aussi peut-être cet auteur lui-même tel qu’il s’offre totalement à nous comme sujet et comme objet de sa propre écriture. (Paysages de Chateaubriand).

Prise par les signes et non par les choses (comme le voient déjà bien les religieuses de son couvent), par la « consommation immédiate de son cœur » et non par l’élaboration d’un univers imaginaire, Emma doit prendre appui sur un Flaubert devenu Bovary pour s’offrir totalement à nous.  (Voilà pour la porte ouverte enfoncée.)

C’est sans aucun doute ce que signifie Baudelaire quand il trouve Emma dotée de “toutes les qualités viriles” qui sont en réalité celles de son auteur. Et je suppose que je dois m’associer à “toutes les femmes intellectuelles*” qui “lui sauront gré d’avoir élevé la femelle à une si haute puissance, si loin de l’animal pur et si près de l’homme idéal, et de l’avoir fait participer à ce double caractère de calcul et de rêverie qui constitue l’être parfait”.
Mais je peux aussi, refermant mon Baudelaire, prendre appui sur un certain nombre de critiques qui ont mis l’accent, sans évoquer la virilité d’Emma, sur sa capacité à se dédoubler, à “s’imaginer autre”, ce qui fait d’elle une héroïne de la pensée de l’émancipation et une romancière en puissance.

Quant à Flaubert, je ne connais pas d’auteur qui sache se tenir, autant que  lui , à la fois à distance et entièrement engagé.

Pour les références de ces critiques : https://www.fabula.org/lht/index.php?id=838

* En italique dans le texte.

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Dans le jardin le soir

… j’entends les balles et ballons des voisins. J’aime ces rebonds mats comme un cœur qui bat, et au loin la rumeur de la mer.


Les voisins sont partis. Restent le vent et les pies.

Pourquoi ai-je envie, ce soir en regardant les arbres, d’écrire ombres au pluriel et lumière au singulier ?

La lumière laisse place aux ombres, bientôt à l’ombre.
Je m’en doutais.

Mais je ne me doutais pas qu’à 21h50 je verrais, au pied des bambous, un ver luisant. Ma lumière au singulier !

 

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Humeurs

Je n’ai pas de pied droit ou de pied gauche quand je me lève le matin : j’ai beau écrire des billets d’humeur, je ne suis pas très sujette à ce qu’on appelle couramment bonne ou mauvaise humeur et suis globalement plus joyeuse que chagrine.

S’il me fallait choisir un couple d’humeurs, ce serait plutôt inquiétude/sérénité.

Qu’est-ce qui peut se découvrir quand on se réveille ? Quelle nouvelle peur, quelle nouvelle douleur, quel nouvel avatar inexplicable ?

Lorsque Gregor Samsa s’éveilla un matin de ses rêves, il se trouva dans son lit métamorphosé en une énorme vermine (ein ungeheures Ungeziefer). Il était couché sur son dos dur comme une cuirasse. (Traduction Georges-Arthur Goldschmidt).

Cet incipit de La Métamorphose est un des plus inquiétants que je connaisse. Goldschmidt commente :

D’un coup, sans aucun passage, sans indication préalable, sans transition progressive, il y a enfermement dans cette forme soudaine. D’un coup, on bascule dans ce qui n’avait pas de précédent. Or chacun (…) peut vivre ce précipité d’irrémédiable. L’univers de Kafka est celui de chacun.

D’un coup…
Mais je ne me trouve pas encore dans ce « précipité d’irrémédiable ». Ce matin j’ai ouvert mes volets, j’ai contemplé le reflet des bambous dans mon thé, j’ai écouté le doux battement de l’horloge, et le monde s’est remis sereinement à tourner.

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Notes d’humeur sur le français

L’adjectif beau

Je le lis ou l’entends de plus en plus souvent avec des noms qui auraient naguère demandé l’adjectif bon : “c’est une belle personne”.
Quand on me souhaite “une belle journée, une belle année, de belles vacances, un bel anniversaire”, j’ai l’impression qu’on me passe doucement sur le ventre une lotion à l’huile végétale de jojoba.

Correcteurs orthographiques

Mon correcteur orthographique de Word n’a aucune idée des accords du français et me met au supplice. Voilà qu’il m’a souligné l’autre jour en vert l’expression : “répéter n’est pas radoter”, pour me proposer à la place : “radoté”. Quelques jours avant il m’avait suggéré de la même manière : “c’est moi qui devient”, au lieu de “c’est moi qui deviens”.

La dernière y restera ?

La dernière, c’est le e final. C. M. signalait à juste titre l’anglicisme injustifié du mot “pass” dans un usage français récent, alors que le nom commun “passe” est à notre disposition depuis belle lurette pour désigner les permis de passer (qui existent aussi depuis belle lurette). Il semble que certains journaux adoptent maintenant cette dernière orthographe ; tant mieux.
“Pass”, “escort”… (petite satisfaction : le correcteur orthographique me les souligne en rouge) : je trouve dommage quand disparaît de notre langue ce e dit caduc, muet, léger, ambigu, instable, variable “… avec une ombre encore”*.

Hocher la tête

Aveu : j’ai toujours des difficultés avec cette expression qui signifie, dit le dictionnaire, “secouer la tête de droite à gauche ou de haut en bas” (le correcteur orthographique souligne en vert et me propose “secoué”…).

Général Hoche, sculpture de Jules Dalou

Je n’arrive pas à me représenter un hochement de tête autrement que de haut en bas, affirmatif. C’est peut-être tout bêtement à cause des hochets de bébé, ou alors du général Hoche (1768- 1797) qui n’a pas dû hocher dubitativement la tête très souvent face aux Prussiens et aux Autrichiens au cours de ses 29 années de vie.

* Verlaine, « Dans les bois », Poèmes saturniens.

 

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Répéter n’est pas radoter

Ayant beaucoup enseigné, j’ai souvent répété toutes sortes de vers français, si bien que certains me sautent à l’oreille par surprise pendant que je fais la vaisselle ou le ménage. Ils peuvent ensuite resurgir à plusieurs reprises au cours de la journée comme une petite musique qui insiste.

L’autre jour, par exemple, peut-être parce que j’avais l’esprit préoccupé par la suppression annoncée en 2022 des cheminées à foyer ouvert, deux vers ont sonné en moi pendant que je passais le balai devant mon noisetier :

Par les ombres myrteux je prendrai mon repos
Vous serez au foyer une vieille accroupie

(Ronsard, Sonnets à Hélène, « Quand vous serez bien vieille ». Je cite ce bout de tercet comme il est venu, sans entourage ni ponctuation.)

Ce contraste entre les doux « ombres myrteux » et la triste « vieille accroupie » a retenti en moi comme jamais auparavant, et cela m’a donné de la joie.

Répéter n’est pas radoter. Professeurs, réétudiez les mêmes poèmes s’ils contiennent les plus beaux vers français, et faites-les apprendre à vos élèves par cœur pour qu’un jour ils se les remémorent pendant qu’ils balaieront leur cuisine ou nettoieront leurs vitres.

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Cheminées

Sans feu

À partir de 2022 les cheminées à foyer ouvert seront interdites dans toutes les constructions neuves de France à cause des particules fines et polluantes dégagées par les feux de bois.
Comme c’est souvent le cas en ce siècle, nos représentations se retournent en leur contraire, rendant létal ce qui était vital.
Sans passer en revue toutes les images réconfortantes que suggèrent à notre mémoire et à notre imagination les âtres et les foyers, je me contenterai de quelques lignes de Psychanalyse du feu où Bachelard évoque des souvenirs d’enfance à Bar-sur-Aube :

Quand j’étais malade, mon père faisait du feu dans ma chambre. Il apportait un très grand soin à dresser les bûches sur le petit bois, à glisser entre les chenets la poignée de copeaux. Manquer un feu eût été une insigne sottise. Je n’imaginais pas que mon père pût avoir d’égal dans cette fonction qu’il ne déléguait à personne.

À l’âge de dix-huit ans, le philosophe ose enfin faire du feu. Il ajoute ensuite :

J’aimerais mieux, je crois, manquer une leçon de philosophie que manquer mon feu du matin. (…) Manquer à la rêverie devant le feu, c’est perdre l’usage vraiment humain et premier du feu.

La cheminée de Balzac

Place maintenant à un tout autre type de rêverie :

Balzac acheta ce devant de cheminée en bois sculpté de deux mètres de long en 1846, convaincu d’avoir acquis une pièce magnifique de l’époque Louis XIII. Or il n’en est rien, dit Yves Gagneux, conservateur de la Maison de Balzac qui l’a installée dans le bureau de l’écrivain : c’est un ensemble composé de pièces appartenant à diverses stalles d’églises de la fin du XVIIème, remontées sous Louis XVIII avec des morceaux reconstitués du XVIIIème. « C’est un faux exceptionnel, un faux unique », ajoute Yves Gagneux, un faux extravagant et touchant qui nous montre bien comment l’œil de Balzac pouvait s’enthousiasmer pour des chimères.
Restent à imaginer la pendule en platine niellée d’arabesques qui la surmontait, ainsi que les vases en porcelaine blanche à délicats filets d’or, et les figurines de Saxe, « ces bergers qui vont à des noces éternelles en tenant de délicats bouquets à la main, espèces de chinoiseries allemandes * » qui en ornaient peut-être le plateau…

* Une fille d’Ève

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Tressages

Vanniers et tisserands

Je relève dans Passage du poète, de l’écrivain suisse Ramuz (voir le billet du 21 juillet), ces lignes particulièrement éclairantes sur son  jumeau imaginaire :  Besson, le vieux vannier qui tresse ses paniers sur la place du village :

(…) Sur la place, Besson continue à faire ses paniers, disant le pays et le refaisant, mettant les lignes de l’osier l’une sur l’autre, comme l’écrivain ses vers ou sa prose ; — disant le pays et ses murs par les tiges de l’osier dont il met les unes en travers et les autres viennent s’y nouer ; — sans qu’on sache, sans qu’on s’en doute, bien tranquille et silencieux, sur la place, sous les platanes, tout seul dans sa chemise grise et avec son tablier vert, faisant bouger ses mains au-dessus de son tablier vert.

Chanvre issu de l’atelier d’Anita Pittoni à Trieste (photo, éditions La Baconnière, 2021)

Et voici qu’à Ramuz se mêle dans mon esprit Anita Pittoni, tisserande d’art, éditrice et écrivaine de Trieste que j’évoquais ici en janvier dernier, et qui  écrivait vingt ans plus tard dans son Journal :

Pour moi, l’écriture se fabrique exactement comme un tissu, elle me ramène vraiment à mon humble travail artisanal et j’ai été ravie quand je me suis rendu compte de cette concordance ; la même loi me régit, me fait exécuter les mêmes mouvements, si bien que la matière et la structure du tissu, fait de mailles qui s’enchaînent plutôt que de fils tendus, suivent le fil de mes pensées (28 octobre 1944).

Une des choses qui rassemble ces deux auteurs dans leur perception du travail d’écrire, c’est l’humilité. Besson exerce ce que Ramuz nomme un « petit métier », et Pittoni a parfois le sentiment de se livrer à un “ouvrage de dame”.

Michaux dirait d’eux qu’ils ont « besoin de leur petitesse pour sentir ».

J’ai aussi besoin de leur sensibilité pour allonger, mèche après mèche, ma tresse de lectrice.

Grandeur et petitesse

Je reviens sur cet aphorisme des Poteaux d’angle de Michaux que je donne aujourd’hui au complet :

Certains ont besoin de leur petitesse pour sentir. D’autres font appel à leur grandeur. Certains ont besoin de toi pour se transformer.

Je classe Michaux dans la première catégorie, lui qui écrit, dans Face aux verrous :

A huit ans, je rêvais encore d’être agréé comme plante.

Et je me range dans les « certains » qui ont besoin de lui pour se transformer car j’ai des difficultés avec les écrivains hautains. Ce mot même de hautain, quand je le trouve par exemple chez René Char, m’intimide et me décourage de lire sa poésie. Il faut sans doute que j’aborde ce poète autrement, mettons par son amitié pour Giacometti qui avait, lui, besoin de sa maigreur pour sentir.

Clavier sensible

Je m’aperçois que presque tout ce que gratte ma patte de mouette est un prolongement de la dernière phrase de ma thèse où je voulais esquisser une « histoire littéraire tactile » :

« Si écrire c’est accueillir et étreindre une réalité, lire c’est établir toutes sortes de contacts en mettant en action les yeux, les oreilles, le clavier sensible que l’on a sur la peau ».

Et cela me fait plaisir de savoir que de petites nattes se sont au fil des ans tressées en moi sans que je le sache.

 

 

 

 

 

 

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Le vieux vannier (avec Ramuz)

Comme on aime en librairie aborder un livre en l’ouvrant à une page au hasard, je prends plaisir en ce moment à découvrir un auteur que je ne connaissais pas, Ramuz, par le roman qui ouvre le deuxième tome de ses œuvres en Pléiade : Présence de la mort (1922).
Je m’attendais à trouver un romancier de la terre, une sorte de Giono suisse, et je trouve d’abord un auteur de science-fiction d’une actualité brûlante. Voici quelques lignes de la première page :

Par un accident survenu dans le système de la gravitation, rapidement la terre retombe au soleil et tend à lui pour s’y refondre : c’est ce que le message annonce.
Toute vie va finir. Il y aura une chaleur croissante. Elle sera insupportable à tout ce qui vit. Il y aura une chaleur croissante et rapidement tout mourra. Et néanmoins rien encore ne se voit.

Rien ne se voit, personne n’y croit et on continue à vivre à peu près comme avant. Pour peu de temps, toutefois, car la température augmente d’un degré par jour.

Je lisais ces pages début juillet.

Incendie du 30 juin 2021 au village de Lytton, Colombie-Britannique

Mais là n’est pas le seul intérêt de ce livre où un poète narrateur, monté une dernière fois en imagination sur une grande barque noire, adresse en tirant son chapeau un salut aux gens, aux montagnes, au “Rhône-lac” :

Toi qui venais avec une cadence le jour et la nuit, m’instruisant de l’accent, m’instruisant des retours, m’instruisant des longueurs ; avec une cadence, la mesure de tes vagues : trois et trois, et puis trois et puis encore trois, c’est douze ; et puis un silence, et puis tout repart. (…) Et salut ! vite encore, parce que tu t’en vas, parce que tout s’en va, parce que rien ne doit durer, parce que rien ne peut durer, salut une dernière fois !

Rythme de l’eau et rythme des phrases fusionnent dans cette profération. Voir, sentir et vivre ne sont pas séparés d’écrire. Une parole s’affirme, et tout de suite  surgit la figure énigmatique d’un vieux vannier portant une hotte blanche, dans lequel on devine un double du poète. Un autre roman écrit presque conjointement et que j’ai lu peu après celui-ci, Passage du poète, donne à ce vieux vannier une survie littéraire et un nom : Besson (mot signifiant “jumeau”). En tressant ses osiers sur la place ombreuse d’un village vaudois, ce passant fait monter la vie de ses habitants, humble magicien tissant comme l’auteur le visible et l’invisible.

On dirait que Besson prend avec les yeux les choses qui sont et les arrange, de sorte qu’elles sont à nouveau, et elles sont les mêmes et sont autrement.

Et on dirait que sans l’avoir prévu, une lectrice néophyte est tombée sur deux oeuvres qui en disent beaucoup sur l’art poétique de Ramuz.

(À suivre)

 

 

 

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Gestes naturels

Comment éradique-t-on aujourd’hui les insectes qui nous piquent ? Avec Pyrel, « le geste naturel » à base de pyrèthre végétal, et avec les autres produits aux huiles essentielles aussi aimables qu’inopérants qui ont remplacé le RAID (« tue raide », disait la pub de ma jeunesse).

Avec Pyrel, nous atteignons une certaine sagesse qui me rappelle ce haïku d’Ôtomo Oemaru :

A l’égal du Bouddha
je me laisse boulotter
par les moustiques d’équinoxe

Mais en fait de “geste naturel”  je trouve à la même page, de Natsume Seibi :

Écrasant une mouche
je voudrais
les tuer toutes !

 

 

***********

Je lis maintenant Henri Michaux (Tranches de savoir) :

« Aidons les vaches à ruminer », dit le bienveillant, posant sa fourchette un instant.

« Venez céans », dit le squale, et il le mangea. Le squale était mangeur d’hommes, mais l’époque était polie.

Celle de Colette était rude. Sur France Inter hier matin, Antoine Compagnon évoquait l’amour de Colette pour les bêtes qui ne la dispensait pas de pratiquer une euthanasie rapide quand elle l’estimait nécessaire. Julien Green rapporte dans son Journal :

En arrivant, Cocteau nous montre un oiseau malade qu’il a trouvé dans les Champs Élysées. Colette le prend, l’examine, et va lui tordre le cou dans le jardin. Ce n’était pas cruauté mais pitié. Colette ne faisait pas de sensiblerie. Fille de la campagne, elle n’avait rien de mièvre.

Colette tuait raide.

En fin d’émission, une voix ancienne et anonyme dit :

Colette n’a jamais compris que l’on prolonge la vie d’une bête infirme, d’un chien aveugle, d’un animal mutilé.

Perplexité.

 

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