Avec d’Arthez

Tous les lecteurs de La Comédie humaine connaissent Daniel d’Arthez, le vertueux écrivain qui porte au front le sceau du génie et poursuit son œuvre, loin des turpitudes de la vie parisienne, dans la seule compagnie de son Cénacle studieux : Horace Bianchon le médecin, Joseph Brideau le peintre, Michel Chrestien l’homme politique, Léon Giraud le philosophe…

Michel Chrestien et Daniel d’Arthez avec les membres du Cénacle. Estampe de Charles Huard, Maison de Balzac.

Ce personnage parfait pourrait agacer le lecteur si, avec sa franchise irrésistible, Balzac n’en faisait le porte-parole de certaines de ses idées. Dans Illusions perdues, d’Arthez donne, par exemple, au poète Lucien Chardon dont il vient de faire la connaissance ses conceptions sur l’art du roman qui permettent à l’auteur de distinguer clairement sa pratique de celle de Walter Scott.

Mais surtout, Balzac définit, grâce aux membres du Cénacle, le talent d’une manière qui me va droit au cœur :

Presque tous avaient l’esprit doux et tolérant (…) L’Envie, cet horrible trésor de nos espérances trompées, de nos talents avortés, de nos succès manqués, de nos prétentions blessées, leur était inconnue. (…) Le vrai talent est toujours bon enfant et candide, ouvert, point gourmé ; chez lui l’épigramme caresse l’esprit, et ne vise jamais l’amour propre.

D’Arthez dit aussi à Lucien :

N’est-ce pas un viatique fortifiant que de poser le soir sa tête sur l’oreiller en pouvant se dire :
« Je n’ai pas jugé les œuvres d’autrui, je n’ai causé d’affliction à personne ; mon esprit, comme un poignard, n’a fouillé l’âme d’aucun innocent ; ma plaisanterie n’a immolé aucun bonheur, elle n’a même pas troublé la sottise heureuse, elle n’a pas injustement fatigué le génie ; j’ai dédaigné les faciles triomphes de l’épigramme ; enfin je n’ai jamais menti à mes convictions ? »

On trouvera cette leçon un peu barbante et prêchi-prêcha (d’ailleurs Lucien l’oubliera, se laissant pervertir par les séductions du journalisme), mais j’en retiens le refus de la méchanceté qui se prend pour de l’esprit, aggravée aujourd’hui selon moi par une certaine pratique des réseaux sociaux : choquée il y a quelques années par la manière dont une compagnie de beaux esprits facebookiens s’acharnait comme une bande de chasseurs de blaireaux sur un pauvre poète (lui-même du reste un peu prétentieux), je suis persuadée à mon tour que « le vrai talent est bon enfant », et que la qualité d’un commentaire littéraire ne peut pas être gâtée par la pratique de la « critique affectueuse » chère à Roland Barthes.

P.S. Il faut croire que cette phrase sur le “talent bon enfant et candide” m’a frappée, car je m’aperçois à l’instant que je l’ai déjà citée il y a trois ans dans un billet  intitulé  « bonté de Balzac », avec lequel je reste, après ma récente relecture d’Illusions perdues, entièrement d’accord !    http://patte-de-mouette.fr/2018/08/14/bonte-de-balzac/

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De trois choses l’une

1er billet (d’humeur)

Dans la Ville de Paris, les bibliothécaires exercent leur droit de retrait sans prévenir les usagers qui se retrouvent gros Jean comme devant des portes closes. Tous gens devant les portes avec leurs gros  livres à rendre.

Si vous cherchez des personnes qui aiment les livres vous trouverez heureusement les libraires.
J’ai récemment sympathisé avec celui de la librairie Comme un roman, rue de Bretagne, qui m’a chaleureusement persuadée de lire la poésie de Philippe Denis (né en 1947).

2ème billet (de meilleure humeur) : couper les pages

J’ai acheté Nugae de Philippe Denis, publié aux éditions La Dogana de Genève, une des dernières (avec les éditions Lettres Vives) à vendre des livres aux pages non coupées. Le papier en est de si bonne qualité (depuis que je relis Illusions perdues je suis plus sensible à la qualité du papier) que je me suis appliquée à faire du travail propre : j’ai définitivement délaissé mon coupe-papier en bois à tête d’oiseau (vieux cadeau de fête des mères), pour insérer la lame la mieux aiguisée de mon meilleur couteau de cuisine bien à plat entre les pages. Et pour la première fois mon travail est presque impeccable.

J’ai retrouvé en cours d’opération cette joie presque furtive de découvrir sous mon couteau les bribes de phrases qui ouvrent l’appétit de lecture.

À la page 33, je suis tombée exactement sur l’aliment dont j’avais besoin :

Journée de grand vent.
On peut prendre toutes les directions.

C’est d’ailleurs plus un élan qu’un aliment, et ce “grand vent” me pousse vers des métaphores plus aériennes.

3ème billet : envolée vers Philippe Denis

Je ne peux presque rien en dire encore, mais j’ai lu Nugae d’une traite ce matin. Il y a d’abord ce titre mystérieux où il semble qu’un souffle de printemps a déplacé le a du mot nuage. Un coup d’œil sur les dictionnaires me donne une clé : en latin, les nugae (ou naugae) étaient des bagatelles ou des vers légers.

Et la légèreté est bien ce qui caractérise ce poète :

Être exact suppose un tremblement.
Celui que méprise la cible.

Il est ardu de trouver un début à nos commencements. Ils sont si volatils.

J’ai lu ensuite le bel Avant-propos d’Yves Bonnefoy sur ce poète qui « pratique spontanément la brièveté du désir, la brièveté du regard qui permet la transmutation du désir ». Bonnefoy cite :

De la maturité du nuage j’espère
l’éclair ‒
de la pauvreté d’un mot, le surcroît.

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Charles l’exsangue

Un lecteur attentif de ces Pattes de mouette m’a fait remarquer l’autre jour en privé qu’un passage n’est pas très explicite dans mon dernier billet : celui où je parle sans transition ni explication d’ “exsangue” après avoir évoqué “l’érosion” de notre monde : L’exsangue, comme chez les Rougon-Macquart  (ligne 4).

J’avais en fait à l’esprit une scène précise et particulièrement impressionnante du Docteur Pascal, dernier roman du cycle de Zola :

Un des  rejetons de cette famille lourdement marquée, Charles, est atteint d’hémophilie. Il est présenté dans le récit comme un petit prince vêtu de velours, et je pense à un autre Charles, le roi Carlos II, malingre fils de Philippe IV d’Espagne, affecté des multiples tares liées aux mariages consanguins de ses ascendants.

Portrait de Carlos II par Juan Carreño de Miranda, 1685, Musée du Prado, Madrid

Le jeune Charles de la dynastie Rougon se trouve, lui, dans le même asile que son aïeule, Adélaïde Fouque, dite la tante Dide, dont la folie est à l’origine de la “fêlure héréditaire” des Rougon-Macquart. Il s’endort dans un fauteuil sur son livre d’images, se met à saigner du nez, et se vide peu à peu de tout son sang sous les yeux de l’arrière-grand-mère hébétée: “(…) Charles était mort sans une secousse, épuisé comme une source dont toute l’eau s’est écoulée.”

Exsangue au sens propre.

Une autre scène non moins frappante de ce roman est celle où le vieil oncle Antoine Macquart, imbibé d’alcool, s’endort dans son fauteuil la pipe à la bouche et se consume lentement en dormant.

(En dehors de ces deux scènes extraordinaires, je n’ai pas un souvenir très ému de ce dernier roman et de ses développements lyrico-théoriques sur la vie, la mort et l’hérédité.)

 

 

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les bambous qui tanguent

Je persiste à penser que nous sommes davantage dans une période d’érosion que d’explosion. L’une n’empêche pas l’autre, on peut provoquer des explosions pour s’opposer à l’érosion, mais c’est elle qui sourdement  domine.

L’exsangue, comme chez les Rougon-Macquart.

Le meilleur moyen de résister à l’exsangue est de faire quelque chose qui commence et qui finit : par exemple une tarte aux pommes.

Puis une autre chose qui commence et qui finit : par exemple une note de ma patte pas trop tarte.

Ou  ne rien commencer, ne rien finir. Regarder les bambous qui tanguent sous ma pomme.

 

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L’art, la vie et le rire

Esquisses de réécritures un peu potaches mais tentantes :

L’art et la vie

Arthur Rackham, “The Oval Portrait”

L’histoire de la peintre et poète Aurélie Foglia dont le compagnon a détruit toutes les toiles  a ramené à mon esprit celle du Portrait ovale d’Edgar Poe : un peintre de renom fait poser jour et nuit sa jeune et patiente épouse, sans vouloir s’apercevoir que les couleurs qu’il étale sur sa toile sont littéralement tirées du visage de la femme qui dépérit de jour en jour et pousse son dernier souffle quand le portrait se termine.

Une réécriture du XXIème siècle  présenterait la femme comme une artiste de talent et l’homme comme un « pervers narcissique malheureux » selon les critères de Marie-France Hirigoyen, “l’articide” se substituant au vampirisme féminicide d’un être possédé par l’Art.

Coïncidence : en regardant la biographie d’Aurélie Foglia, j’ai vu que son premier recueil de poèmes s’appelle Hommage à Poe.

 

***

Phrases qui fusent

“Rastignac dîne à la pension Vauquer”. Eugène Lampsonius, dit Eustache Lorsay (1822-1871) (BNF)

Ce qui me plaît dans les SMS, WhatsApp, tweets et commentaires Facebook, c’est qu’ils permettent de faire fuser plein de petites phrases rigolardes. Je suis sûre que Balzac aurait beaucoup aimé ça et que les locataires de la pension Vauquer auraient constellé la galaxie Internet de remarques pleines de –rama (suffixe à la mode quand l’art des panoramas faisait fureur à Paris) :

‒ Il fait un fameux froitorama, dit Vautrin. (…)

‒ Illustre Monsieur Vautrin, dit Bianchon, pourquoi dites-vous froitorama ? Il y a une faute, c’est froidorama.

‒ Non, dit l’employé du Muséum, c’est froitorama, par la règle : j’ai froit aux pieds.

Etc.

 

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La langue manuelle d’Aurélie Foglia

Le hasard éditorial de ces derniers mois enrichit ma liste d’écrivains du toucher en m’invitant à lire, après Anita Pittoni, tisserande poète (http://patte-de-mouette.fr/2021/01/28/pittoni-touchante/), Aurélie Foglia, poète et peintre.

Sa trajectoire va en sens inverse de celle de Pittoni car c’est l’écriture qui a été chez elle  première : « Écrire m’a appris à peindre ».

Le livre Comment dépeindre, publié fin 2020, est un retour en poésie sur son expérience de peintre où « je m’enfonce loin de moi / dans le sans mots », à même  la chair du monde. Aurélie Foglia peint directement avec les doigts, principalement des arbres, de mémoire, la peinture se présentant comme un art encore plus tactile que visuel :

j’ai besoin de voir
du bout des doigts
comme

les aveugles dé
plaçant les sens

“Densité”, peinture (site de l’artiste)

Ce recueil qui se veut « Journal d’atelier » ne se contente pas de méditer sur la pratique de la peinture. L’écriture essaie de « peindre avec la langue », comme si après avoir touché ses toiles, l’artiste éprouvait le besoin d’en laisser une empreinte verbale sur la page, réalisant singulièrement ce que dit Jean-Luc Nancy dans Corpus :

Il n’arrive rien d’autre à l’écriture, s’il lui arrive quelque chose, que de toucher. Plus précisément : de toucher le corps (ou plutôt tel ou tel corps singulier) avec l’incorporel du sens. Et par conséquent, de rendre l’incorporel touchant, ou de faire du sens une touche.

Dans les trois premières parties du recueil, Aurélie Foglia pratique une écriture qui tend à « rendre touchant » ce dont elle parle, palpant les mots comme elle palpe sa toile. Les vers courts sont posés en touches légères, espacés comme de fines branches, et la matière verbale est parfois malaxée par des jeux sonores : « je doigts », « mes doigts voix » ; « je maintiens que je fais partie de ma main ».

“Entre leurs mains” (site de l’artiste), titre qui se chargera d’ironie tragique

Mais cette performance verbale au présent se brise brutalement dans la quatrième partie du livre intitulée Vous désarticulées, car un événement dramatique a détourné le cours des choses, transformant “l’accompagnement euphorique de la peinture” en un  “livre de deuil”. Une autre main, mortifère, a en effet été portée sur les peintures, et un récit imprévu s’introduit peu à peu dans le poème : pendant la période où elle écrivait son livre, Aurélie Foglia a été victime de la destruction volontaire et totale de toutes ses toiles par l’homme avec lequel elle vivait, lui arrachant symboliquement  sa main vivante de peintre :

rêve trop court d’une main
qui ne coupe pas n’exploite
n’attaque ni ne s’empare

ironie de la main
prédatrice si vite revenue

(…)

l’existence je crois du mal
m’a arraché ma langue manuelle

Après ce désastre sur lequel je reviendrai dans un prochain billet, la main d’Aurélie Foglia, dans une  poésie incisive et directe, a possédé la force d’assembler l’avant et l’après de l’acte destructeur pour donner au recueil son étrange et poignante unité.

Toiles détruites (page Facebook du collectif contre l’articide)

♦♦♦

Sur le modèle d’ « homicide » ou plus récemment de « féminicide », Aurélie Foglia  a bâti  le mot « articide » et créé avec Maud Thiria un “collectif contre l’articide”:

“L’articide, c’est quand l’autre détruit votre oeuvre et veut vous tuer à travers elle.”

https://mailchi.mp/fe52b8436ca5/rcit-dun-articide-tw-violences-conjuguales?

Lien vers le site de l’auteure où l’on peut voir les photographies des oeuvres peintes avant leur destruction : http://www.a-foglia.com/

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Les poudroiements de Jacques Ancet

Comme chaque écrivain a ses “paysages”, disait Jean-Pierre Richard, chaque écrivain a des objets imaginaires privilégiés que l’on sent à la source de leur élan d’écriture. Sans connaître parfaitement Jean-Christophe Bailly, je crois par exemple que la pelote, dans ce qu’elle peut avoir de buissonnant et d’embrouillé, est particulièrement chère à son imagination. L’histoire, la géographie, le monde urbain, le monde animal se présentent à lui sous forme de grandes pelotes « de signes enchevêtrés » dont il se plaît à tirer quelques fils.

Chez Jacques Ancet, du moins dans Les Livres et la vie, j’ai noté le retour du mot poudroiement. Le quotidien se présente d’abord à lui sous la forme d’un poudroiement que l’écriture peut tenter de rassembler en écharpe pour constituer ce qui m’apparaît comme une voie lactée de mots. Car dans l’écriture elle-même des poèmes en prose, un poudroiement verbal vient mettre en pièces le déroulement continu des phrases qui le contiennent néanmoins, et c’est de là que naît le rythme :

De ce contraste naît le rythme, puisque chaque élément nouveau, chaque notation est le surgissement instantané d’une forme qui n’a pas le temps de s’épanouir et ne cesse de se transformer dans le mouvement qui la porte.

Voie lactée, photo Science et Vie

Et c’est encore l’image de la Voie lactée dite “galaxie spirale”qui m’apparaît :

Ce qui se fait jour dans ces textes, c’est moins une écriture de la métaphore que de la métamorphose : ça change toujours et toujours ça recommence, ça ne cesse de se transformer dans chaque forme nouvelle en un perpétuel avènement qui n’est rien d’autre que le présent. D’où l’importance du rythme : l’image (…) compte moins que le passage continu d’une notation en soi banale, à une autre, leur accumulation produisant un poudroiement – un clignotement – d’où se dégage globalement une vision du réel (…)

Poudroiement du réel et poudroiement verbal, dispersion et concentration, discontinuité et continuité, dilatation et contraction, avec une voix pour donner à ces mouvements une “identité obscure”, tel me paraît le travail complexe d’écriture poétique que définit Jacques Ancet dans Les Livres et la vie.

 

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Obstination

En lisant Les Livres et la vie du poète et traducteur Jacques Ancet, je me suis dit que l’écriture est moins affaire d’inspiration ou de transpiration que d’obstination.
Ancet ne serait pourtant pas du tout homme à trouver malséant que l’on parle de transpiration. Dans ce « petit essai d’autobiographie littéraire », il dit même que les manifestations discrètes mais quotidiennes du corps sont importantes car « le quotidien c’est l’insignifiant : sans vérité, sans réalité, sans secret, mais lieu de toute signification possible. »  La poésie a la faculté d’accueillir ce quotidien en lui conférant vivacité, intensité, résonance.

Mais si j’ai choisi de parler d’obstination, c’est parce que ce parcours d’écrivain se présente comme une « obstinée possibilité de la lumière » (titre d’un recueil écrit en 1981 et publié en 1988). Obstination dans le travail d’écriture, d’abord, qui « suppose à la fois un non-faire et un faire : un état de disponibilité, d’attention distraite, de non-agir qui laisse surgir le lieu ». Cet état a été, bien sûr, précédé d’un long « faire » constitué de lectures et d’efforts pour se dégager des stéréotypes mentaux. « L’important c’est qu’au moment de l’écriture le langage ne se donne pas comme constitué mais à l’état naissant. »

Obstination aussi, car on n’imagine pas à quel point le parcours de Jacques Ancet dans le monde de l’édition, commencé dans les années 70, a été semé d’embûches : bien que bénéficiant de la recommandation de Bernard Noël (qui avait publié L’Incessant dans la collection Textes dont il était le directeur chez Flammarion), le manuscrit de son livre Le Silence des chiens « erra sept ans d’éditeurs en éditeurs » quand Bernard Noël eut quitté son poste. Le long poème en prose La Tendresse a attendu treize ans sa publication, ainsi que le roman Le Dénouement qui bat les records du nombre de refus. « Ce qui prouve, d’une part, que la publication d’un roman, quand vous êtes classé traducteur de poésie et poète ne va pas de soi et, d’autre part, que si j’avais écrit pour être publié, j’aurais dû m’arrêter depuis très longtemps », dit-il sans fard.

Jacques Ancet a donc souffert de sa richesse même. Et pourtant, son travail de traducteur a nourri celui du poète et vice versa. Le recueil qui a suivi sa traduction de Saint-Jean de la Croix lui a été inconsciemment inspiré par une phrase qui a surgi en lui pendant qu’il faisait son lit, et où il a retrouvé les mouvements rythmiques qu’il venait de traduire. Ceci révèle « un effet retour du traduire sur l’écrire, les deux activités participant d’un même et indissociable mouvement. »

Obstination, enfin, ne signifie pas volontarisme forcené :

Toujours la même paresse au moment d’écrire. L’à quoi bon de celui qui préfère se laisser emporter par le traîneau de l’habitude. Il faut comme un sursaut, mais pas de la volonté. Celui du mouvement irréfléchi par lequel on se jette à l’eau. Alors les mots, les phrases s’appellent réciproquement. Dessinent ce bref réseau où circule ce qu’ils portent – ce qui les porte, les traverse – la poésie ?

On voudrait remercier l’auteur de s’exposer avec autant de simplicité. En fermant ce livre qui me tient presque mieux compagnie qu’un chef d’œuvre avéré j’ai envie de le rouvrir et d’en retenir encore quelques fragments.

À suivre.

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Inspiration et transpiration

Parmi les citations célèbres de Thomas Edison, l’inventeur de l’ampoule électrique et de mille autres choses, il y a ceci : « Je n’ai pas échoué. J’ai juste trouvé 10000 solutions qui ne fonctionnent pas ». Edison est également l’auteur de la phrase que l’on a attribuée, avec des variations dans les pourcentages, à Beethoven et à Paul Valéry, et que l’on enseigne aujourd’hui dans les Écoles de Commerce : Le génie est fait de 1% d’inspiration et de 99% de transpiration.

Si on supprime le mot « transpiration » qui ne lui ressemble pas du tout, et qu’on le remplace par « travail », Edgar Poe aurait pu émettre cette idée. Comme le rappelle Baudelaire, dans ses Notes nouvelles sur Edgar Poe :

Autant certains écrivains affectent l’abandon, visant au chef-d’œuvre les yeux fermés, pleins de confiance dans le désordre, et attendant que les caractères jetés au plafond retombent en poème sur le parquet, autant Edgar Poe — l’un des hommes les plus inspirés que je connaisse — a mis d’affectation à cacher la spontanéité, à simuler le sang-froid et la délibération.

Baudelaire dit aussi dans son préambule au récit Genèse d’un poème où Poe explique comment il aurait composé Le Corbeau : « Il répétait, lui, un original achevé, que l’originalité est chose d’apprentissage (…) S’est-il fait, par une vanité étrange et amusante, beaucoup moins inspiré qu’il ne l’était naturellement ? » Très probablement, pense Baudelaire qui ajoute : « Après tout, un peu de charlatanerie est toujours permise au génie, et même ne lui messied pas. »

Il y a dans notre siècle gris-bleu des poètes qui font également entrer ‒ désormais sans charlatanerie car plus personne ne se dit génial ou inspiré ‒ le lecteur dans leur atelier, leur salle de sport ou leur cuisine. Ils y exposent leurs outils ou expliquent leurs recettes avec une franchise et une simplicité dont je leur sais gré. J’entends le petit “pfft” de certains exigeants : « Est-ce de la littérature, ces fonds de tiroirs ? Pourquoi publier ça ? Narcissisme ? Quels comptes l’auteur cherche-t-il à régler ? » Mais on peut aussi, comme moi, éprouver beaucoup de gratitude et de plaisir à découvrir comment un écrivain est devenu au fil des jours et des années ce qu’il est. Je parlerai à ce sujet, dans un prochain billet, des Livres et la vie du poète et traducteur Jacques Ancet.

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Billet d’humeur

Ce qui m’ennuie le plus dans l’ère numérique, ce sont les mots de passe de nos espaces personnels sécurisés : banque, doctolib, factures… Je n’ai pas d’imagination pour ça. Contrairement à certaines personnes qui s’en fabriquent à tour de bras, je les crée difficilement, les oublie facilement, les stocke je ne sais où comme les écureuils, et me soumets à l’agglomérat rébarbatif qui s’impose en cas de « mot de passe oublié ».

Mon premier mot de passe numérique, au début de ce siècle, était « e-s-p-o-i-r », lorsqu’il ne fallait encore que six lettres ou chiffres. Puis « d-é-s-e-s-p-o-i », quand il en a fallu 8. Un peu mélancolique tout ça, et pas très sécure.

(Au fond, ce qui m’irrite est le mot sécure que j’ai encore entendu à la radio ce matin.)

Hier, j’ai éprouvé un vrai plaisir d’écolière à écrire sur un chèque : “quatre-vingt-quinze euros et soixante-dix-sept centimes”, avant de le glisser dans une enveloppe où j’ai collé un timbre “château de Bussy-Rabutin”. La bonne humeur me revient avec ce nom qui rime avec libertin. Le joyeux Roger de Bussy-Rabutin, cousin de Madame de Sévigné, est l’auteur de la célèbre formule : Quand on n’a pas ce qu’on aime il faut aimer ce que l’on a.
(Mais rien ne me fera aimer le mot sécure.)

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