Sur “Je regarde passer les chauves” de Sandrine Sénès

Au Salon du livre de la Halle des Blancs Manteaux je feuilletais ici et là des livres, et je suis tombée sur cet incipit :

Chauves
Et voilà, ce matin, je compte encore les chauves.
Dans mon wagon il y en a six. Trois avec des lunettes dont un qui a gardé les bosquets touffus sur les côtés, un qui a le crâne très lustré, passé à la cire, comme s’il partait faire un concours de chauves et un qui ne sait pas qu’il est chauve, avec sa main il a l’air de se repeigner (…).

Peut-on résister à ça ? J’ai tout de suite acheté à l’éditeur de La Quadrature le livre que j’ai avalé dans la soirée.

Il se compose de 70 textes de 5 lignes à deux pages ‒ plus drôles les uns que les autres ‒  où Sandrine Sénès se propose de « piller les âmes des passagers » du métro. Il y a par ci par là les chauves du titre, mais aussi les tatoués, les militaires, les libidineux, les analystes de Marine Le Pen, les acariâtres, une supposée bombe humaine, un garçon qui porte sa kippa de travers en religieux rebelle, une guide d’aveugle tonitruante, une escargote…

Escargote

Elle est naine, très naine, et elle avance tout doucement dans les couloirs du métro.
C’est pas parce qu’elle veut aller doucement, c’est parce qu’elle ne peut pas aller plus vite, ses jambes sont courtes.
Alors que j’entends mon métro arriver et qu’il me suffirait de courir pour l’attraper, je n’y arrive pas. Je fais de tout petits pas et je reste derrière elle.
Je ne veux pas lui faire de peine et lui rappeler qu’avec ses petites jambes elle aura toujours un train (ou deux) de retard.

Les micro récits se terminent souvent sur une note personnelle un peu insolente, mais le ton est plus tendre que vache car l’observatrice ne s’exclut pas des gens qu’elle observe et entre parfois discrètement en contact avec eux. Vers la fin, une allusion à un deuil donne à l’ensemble une légère note de mélancolie :

Maman

J’aime le bruit des talons qui claquent dans les couloirs.
Ça me rappelle ma mère qui rentre à la maison.
Elle ne rentrera plus.

Quant à moi, j’avoue que je me sens envieuse de cette prose, comme ces mouettes criardes qui sur l’estran voudraient disputer à leurs copines leurs coques et leurs moules, à grands coups de bec et battements de plumes.
Mais la mouette sage va plutôt acheter deux ou trois autres exemplaires de ce livre pour les offrir en cadeau de Noël à des personnes joyeuses.

Sandrine Sénès est également comédienne :

 

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Pour Franck Nicoloff

J’aime écouter parfois le dimanche matin l’excellente émission de France Musique Au cœur de l’orchestre de Christian Merlin.

Agréable surprise : celle du dimanche 5 novembre était consacrée à Wagner et l’orchestre. Pour nous débarrasser des clichés, Christian Merlin a commencé par évoquer la scène des hélicoptères dans Apocalypse now de F.F. Coppola au son de La Chevauchée des Walkyries. Dans la foulée il a mentionné la milice Wagner de feu Prigojine et cité Woody Allen : « Quand j’écoute Wagner j’ai envie d’envahir la Pologne ».
« Voilà qui est fait », s’est probablement dit Christian Merlin avant de diffuser intégralement le Prélude du premier acte de Lohengrin, avec cette première petite note aiguë qui, peu à peu métamorphosée en thème, s’étend comme une nappe sonore sur tout l’orchestre.

Affiche de l’Opéra de Paris pour le spectacle “Lohengrin” donné en octobre 2023

Et je me suis souvenue de Franck Nicoloff, collègue de mes premières années d’enseignement au collège de Feuquières en Vimeu, dans la Somme. C’était un jeune agrégé d’anglais assez malheureux loin de ses montagnes de Savoie et de sa ville de Grenoble. Il disait par exemple : « J’ai envie d’aller en cours comme de me pendre… quoique j’aie assez envie de me pendre. » Doté d’un humour sarcastique, il pestait contre les idées reçues sur Wagner. C’était aussi un grand rêveur, amoureux d’une femme lointaine, et le prélude de Lohengrin le plongeait dans cette extase nerveuse que Baudelaire décrit si bien :

Je me peignis involontairement l’état délicieux d’un homme en proie à une grande rêverie dans une solitude absolue, mais une solitude avec un immense horizon et une large lumière diffuse ; l’immensité sans autre décor qu’elle-même. Bientôt j’éprouvai la sensation d’une clarté plus vive, d’une intensité de lumière croissant avec une telle rapidité, que les nuances fournies par le dictionnaire ne suffiraient pas à exprimer ce surcroît toujours renaissant d’ardeur et de blancheur.*

Franck Nicoloff ressentait comme moi la magie particulière, si difficile à définir pour les simples amateurs que nous étions, de certaines notes dans les mélodies wagnériennes. Un jour, il a tenu un mot : chromatismes, ces petites altérations qui enchantent l’oreille par leur légère étrangeté ‒ ces presque rien qui, combinés avec certains accords, contribueront un jour, comme je viens de le relire, à la désintégration de la musique tonale.

J’ai eu, après l’émission de Christian Merlin, la curiosité de chercher sur Internet ce qu’était devenu Franck Nicoloff, perdu de vue depuis les années 80. J’ai découvert avec plaisir qu’il avait soutenu une thèse de linguistique anglaise à l’université de Grenoble et qu’il y avait ensuite accompli une carrière universitaire. Mais je suis tombée peu après sur le site Libra Memoria : Franck Nicoloff est décédé en août 2022. Le faire-part est sobrement signé par une sœur, une belle-sœur, un cousin.

Alors je dédie à Franck – justement spécialisé dans les verbes performatifs – ce billet de mon blog comme un bouquet d’automne sur sa tombe, accompagné du podcast de l’émission Au cœur de l’orchestre qu’il aurait sûrement appréciée.

https://www.radiofrance.fr/francemusique/podcasts/au-coeur-de-l-orchestre/wagner-et-l-orchestre-8312441

 

*Baudelaire, Richard Wagner et « Tannhaüser » à Paris, O.C, Bib de la Pléiade, 1961, p. 1213-1214.

 

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Dernières notes d’octobre

À Paris

J’aime être à Paris, sans doute à cause des bords de Seine, des rues du Marais, du Jardin des Plantes, des librairies, des musées, du Marché de la poésie.


Mais aussi à cause de la musique des gens et des langues. Entendre parler des langues inconnues où se glissent des mots français avec un drôle d’accent.

Ces deux dessins sont extraits des carnets Gens de voyage d’Éléonore Thanneur.

À Merville

C’est la vie des marées, des insectes qui se dépêchent d’attraper ce qu’ils peuvent dans les coquilles. Leur ombre s’y met aussi.
L’eau monte.
Ce petit rectangle de sable va-t-il disparaître ?
Oui.
Vais-je devoir reculer ?
Pas encore.
Mon ombre trempe dans l’eau jusqu’à la taille et je me fais une promesse. C’est toujours à Merville que je me fais des promesses.

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Aimer tout de suite un auteur

La rétrospective des films du réalisateur de cinéma muet Viktor Sjöström qui s’est récemment achevée à la fondation Jérôme Seydoux-Pathé à Paris m’a donné envie de lire les livres de la suédoise Selma Lagerlöf (1858-1940, prix Nobel de littérature 1909). Plusieurs films (La Voix des ancêtres (1919), La Charrette fantôme, (1921)…) proposent une adaptation de ses récits.

Viktor Sjöström, La Charrette fantôme, 1921

Qu’est-ce qui m’a tout de suite saisie dans les deux livres de Lagerlöf que j’ai lus ce dernier mois ? Avant même l’évocation des îles, des forêts, des pasteurs lugubres, des morts terrifiantes, des fantômes omniprésents ?

Ce sont de toutes petites choses propres à la littérature qui m’ont permis de détacher d’emblée l’écrivaine du cinéaste. Par exemple ceci, dès la première phrase de Le Banni (1918) :

Il y a quelques années de cela, un couple – mari et femme très différents l’un de l’autre – habitait sur Grimön, une des îles de l’archipel de la côte ouest.

L’incipit est des plus classiques, à l’exception de « très différents l’un de l’autre » qui, l’air de rien, ouvre tout un éventail de possibilités narratives.
Suit, toujours classiquement, la description de l’homme :

L’homme, plus âgé de quinze ans que son épouse, avait toujours été lent et laid, et il ne s’était pas amélioré sur ses vieux jours.

« Lent et laid » : j’ai l’impression que c’est la première fois que je vois ces deux adjectifs côte à côte (ce qui par chance sonne bien en français). Accrochant par eux-mêmes l’attention, ils ont peut-être influencé le choix d’acteurs de Sjöström…

Viktor Sjöström, “La Voix des ancêtres”, 1919

Et puis il y a, bien sûr, une infinité d’observations fines et cruelles sur les paysans, les châtelains, les juges, les plus riches, les moins riches, qui tous superposent une folle superstition à une austère religion.

Les informations que me donne Internet sur Selma Lagerlöf me la présentent comme une ancienne institutrice éminemment civique et une romancière à succès figurant sur les billets de banque suédois, mais ne dit rien de ce petit écart, cette très légère étrangeté de sa phrase qui m’ont tout de suite attirée.

 

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À propos de Triste Tigre

Neige Sinno classe son livre dans l’écriture de témoignage, ou plus globalement dans la  “narrative non fiction” (genre qui traite de faits réels avec les outils stylistiques de la fiction). Elle est  bien trop modeste : “non fiction”, certes, mais la tenue et la portée littéraires de cette oeuvre sont plus grandes que celles d’un simple témoignage.

Elle sait bien qu’elle n’est pas la première à rendre compte d’abus sexuels sur des enfants, et elle écrit en compagnie de Dorothy Allisson, Christine Angot, Ludovic Degroote, Charlotte Pudlowski… Quand elle parle à son tour des viols et attouchements commis sur elle pendant huit ans par son beau-père, elle le fait avec précision, simplicité, sans rien éluder, et c’est déjà impressionnant. Mais elle inscrit aussi son récit dans une interrogation plus profonde et plus générale sur le mal, visible dès les premiers mots :

Portrait de mon violeur

Car à moi aussi, au fond, ce qui me semble le plus intéressant c’est ce qui se passe dans la tête du bourreau. Les victimes, c’est facile, on peut tous se mettre à leur place.

Parmi ses alliés littéraires essentiels (car cette grande lectrice donne envie de lire ou de relire beaucoup d’autres livres), elle porte son attention, dès l’exergue*, sur Lolita de Nabokov qu’elle analyse :

Que le narrateur soit le coupable, le pédophile, et que le lecteur soit obligé, par l’intermédiaire de la voix narrative, d’entrer dans sa tête, de pénétrer les arcanes de ses raisonnements, de ses justifications, de ses fantasmes, voilà ce qui rend cette lecture si fascinante et troublante.

Elle précise :

(…) ce choix est rare en ce qui concerne les viols d’enfants. En effet, pour tous les autres crimes, on est souvent mis du côté du criminel. On s’imagine volontiers le voleur, le traître, l’assassin même.

Malgré sa position de victime, Neige Sinno cherche à saisir qui est son prédateur. Sans lui donner aucune excuse, elle ne néglige pas les explications sociologiques ou psychologiques de son comportement, mais aucune ne vient à bout de son interrogation. Mieux encore : elle est happée par un mystère qui dépasse largement le propos narratif de ce récit particulier. Car « il existe des zones grises, dans la vie, en général », dont seule la littérature authentique peut rendre compte.

Un passage de la fin du livre est particulièrement intense et troublant.

La narratrice a construit sa vie au Mexique et a une fille de dix ans qui « a toujours aimé les caresses, les massages », notamment au moment de s’endormir.

Je suis seule avec elle dans sa chambre et j’imagine ce que je pourrais lui faire. Il suffirait que ma main change de direction, quelle descende dans sa culotte. Je pourrais caresser sa petite fente si je voulais. Elle serait tellement surprise qu’elle n’oserait rien dire. Je pourrais mettre mon doigt dans son cul, c’est à quelques centimètres, et nos vies en seraient changées à tout jamais.    

Un psychologue appellerait peut-être cela « phobie d’impulsion », mais à cet endroit du texte me viennent les mots que se dit le narrateur du Chat noir d’Edgar Poe quand il tue le chat qu’il aimait :

Qui ne s’est pas surpris cent fois commettant une action sotte ou vile par la seule raison qu’il savait ne pas devoir la commettre. N’avons-nous pas une perpétuelle inclination, malgré l’excellence de notre jugement, à violer ce qui est la Loi, simplement parce que nous comprenons que c’est la Loi ?

C’est ce qu’il appelle le démon de la perversité.

Mais la narratrice n’est pas un personnage d’Edgar Poe. Ne restant pas la proie de son vertige muet, elle reprend lucidement pied :

Je joue avec ces pensées, je me torture vaguement. J’ai la certitude absolue que je ne vais pas lui faire de mal. Mais je peux sentir la frontière entre le bien et le mal. Je peux deviner ce qu’ils ressentent, ce rush d’énergie folle qui te traverse, cette adrénaline.

Ces zones troubles ou sombres qui sont en nous et nous mettent au bord de l’irrémédiable font partie de ce qui rend l’écriture de Neige Sinno si captivante.

(Je pensais écrire comme d’habitude un billet de dix-quinze lignes. Quelque chose m’a fait développer davantage et je sens que ce n’est pas tout à fait terminé.

À suivre).

* Cet exergue tiré de Lolita est : C’était vraiment un sentiment très particulier : une gêne hideuse, oppressante, comme si j’étais attablé avec le petit fantôme de quelqu’un que je venais de tuer.

 

 

 

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Choses énervantes

Il y en a beaucoup.

– Les personnes dont j’imagine qu’ils vont vouloir me passer devant dans les files d’attente.
– Les personnes qui s’imaginent que je vais vouloir leur passer devant dans les files d’attente.
– Les personnes qui disent avec une espèce d’air, comme disait maman : « Quoi ? Tu n’as pas vu ce film ? Quoi ? Tu n’as pas lu ce livre ? Quoi ? Tu ne connais pas Untel ? »
– De manière générale : les Jesaistout. (Plus j’avance en âge, plus mes contemporains sont des Jesaistout).
– Les personnes qui n’ont aucun regard latéral : dans la rue, dans les transports, dans la vie.                                                                                                                                                                – Les personnes qui me disent : « Tu t’énerves trop facilement ».

En général, les personnes m’énervent plus que les choses.

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Une héroïne de Stendhal

À la question du questionnaire de Proust : « Quelles sont mes héroïnes favorites de la fiction ? », je répondrais aujourd’hui : Lamiel de Stendhal, que j’ai découverte il y a peu.

Dans une bourgade normande, le bedeau-chantre-maître d’école et sa femme ont adopté une petite fille de l’hospice, Lamiel. Voici la première apparition de la mère adoptive avec l’enfant :

Cette femme avait un air de pédanterie et conduisait par la main une petite fille de douze à quatorze ans, dont la vivacité paraissait très contrariée d’être ainsi contenue. 

La petite Lamiel est pleine d’esprit et d’imagination. Dans cette société compassée, elle est douée d’une grande qualité stendhalienne : le naturel.  Elle devient la lectrice privée de la duchesse du village et accède à toute sa bibliothèque.

Ce qui la caractérise plus précisément est « une âme ferme, moqueuse et peu susceptible d’un sentiment tendre. » Sa curiosité la pousse à courir dans les champs, et à ordonner à un garçon du village de l’embrasser, puis de faire d’elle sa maîtresse. Quand l’acte est consommé :

Lamiel s’assit et le regarda s’en aller (elle essuya le sang et songea à peine à la douleur).

Puis elle éclata de rire en se répétant :

« Comment, ce fameux amour, ce n’est que ça ! »

Elle mènera ensuite la vie la plus libre, délaissant un jeune duc qui l’avait emmenée à Rouen pour voyager de ville en ville jusqu’à Paris. Dans les auberges où elle passe, elle lance des épigrammes féroces aux commis voyageurs qui l’importunent, ou bien se maquille une joue de vert pour faire croire qu’elle est affligée d’un dartre.

Le roman reste inachevé. Peu importe, car ses 100 pages suffisent à transmettre une joie de vivre et un esprit de liberté peu communs.

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Dans le métro parisien

République : une jeune femme s’apprête à sortir d’un air décidé. De la banquette saute une fillette qui gémit “Mama…” La mère, comme à regret, lui prend la main et descend avec elle. Je la vois marcher sur le quai à grands pas, trop vite, trop vite…

Strasbourg Saint-Denis : s’assied en face de moi une femme qui lit la thèse d’un de ses étudiants. Elle mouille son doigt en tournant les pages qu’elle parcourt d’une main énergique. Une annexe tombe par terre. À ce que je peux voir les paragraphes sont bien détachés les uns des autres, un peu trop… l’étudiant sera soupçonné de remplir son texte de vide. Elle lit ; sa bouche se pince par instants ; je l’entends déjà dire à la soutenance : “C’est indigent”. Vingt pages avant la fin elle s’arrête, l’air soudain intéressée (c’est sans doute un passage où son étudiant la cite).

Un jeune homme circule dans la rame : “Si éventuellement vous pouvez me dépanner… Ch’uis un fils de bonne famille à la base… “

Madeleine… Concorde… Invalides : une jeune femme regarde des photos sur son portable, repliée sur elle-même, sanglotant silencieusement. Personne ne semble la remarquer et je fais semblant de rien. À La Tour-Maubourg où je dois descendre je me décide : je lui touche le bras et lui dis : “Bon courage”. Elle me regarde, l’oeil flou, hésite, murmure :  “Merci” .

Je ne saurai jamais si je l’ai gênée en la distrayant de son chagrin.

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Suite du billet du 23 septembre

Ce que la photo reproduit à l’infini n’a eu lieu qu’une fois. Elle répète mécaniquement ce qui ne pourra plus jamais se répéter existentiellement, dit Roland Barthes.

S’il y a du mécanique dans la photographie, on trouve une sorte de surmécanique informatique dans le “revoyez vos souvenirs” de Facebook dont je parlais l’autre jour. Car, au lieu d’aller, comme à l’époque de Barthes, chercher les souvenirs dans un album, un tiroir ou une cave où ils ont peut-être jauni, pâli, pris l’humidité, je les vois surgir sur l’écran à l’identique avec la netteté d’une hallucination, provoquant de manière aiguë et imprévue cette chose un peu terrible qu’il y a dans toute photographie : le retour du mort.

Ce n’est pas un détail particulier de la photo de Charles Mérigot qui crée pour moi un saisissement voisin de ce que Barthes nomme punctum et dont il donne des exemples sur les photos dont il parsème son livre (la collerette d’un enfant, les cailloux d’une route, la matière des ongles d’Andy Warhol…), mais le fait même de son retour inopiné sur le réseau social.

Le punctum est aussi bien autre chose. Barthes le développe au moment où il évoque la fameuse photo de sa mère enfant au Jardin d’Hiver, qui plus que toute autre a tracé en lui la zébrure fulgurante – au point que c’est cette photo qui a déclenché ce livre de deuil, le dernier écrit par l’auteur, je crois. Le punctum a lieu à partir d’un air, (une « espèce d’air » comme disait ma mère à moi), une expression des yeux, du visage, qui résume et atteste en un instant toute la personne dans toute sa vie.

L’air est ainsi l’ombre lumineuse qui accompagne le corps ; et si la photo n’arrive pas à montrer cet air, alors le corps va sans ombre, et cette ombre une fois coupée, (…) il ne reste plus qu’un corps stérile.

Le hasard a fait que j’ai peut-être un jour capté sur mon smartphone un petit quelque chose de l’air de Charles : à la fois poli, débonnaire, content d’avoir son bras posé sur sa “caseta” (le tout assisté d’un commentaire goguenard)… Mais brisons là, car l’air véritable s’impose en dehors des adjectifs et des commentaires.

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Du deuil et des réseaux sociaux

Quand je suis allée pour la première fois à la fête du livre de Huesca, en juin 2018, j’ai pris cette photo de l’éditeur Charles Mérigot devant son stand. Je l’ai publiée sur ma page Facebook et il l’a reprise sur la sienne (fonction appelée « partager », prévue par le réseau), accompagnée d’un petit commentaire :


Allez, un rappel de ce beau Festival du Livre de Huesca, tellement sympathique. Cela avait bien commencé : je pose pour Nathalie de Courson, traductrice de Où allons-nous ?, devant le stand de la ramonda (*nom de la maison d’édition). La fameuse caseta (*stand), bien agréable, sur la place Lopez Allué ou « del mercado ». Pas mal, non ?

*Les explications entre parenthèses sont de moi.

Ensuite, cette photo et son commentaire ont été recouverts par d’autres photos, d’autres commentaires. Ils se sont perdus au fil des semaines, des mois et des années dans la galaxie du net.

Charles est décédé en février 2022.

Il y a trois mois, l’ensemble m’a été rappelé par une fonction de Facebook appelée  “Revoyez vos souvenirs “. Comme je ne l’ai pas republié le jour-même sur ma page, il s’est à nouveau englouti et j’ai eu du mal à le retrouver.

Tout ce processus de reprise-apparition surprise-disparition propre aux réseaux sociaux rend le regard et le commentaire goguenard de Charles étrangement présents.

Il y a d’abord ma reconnaissance du personnage qui prend la pose : son demi-sourire, sa petite bedaine, son déhanché… Et dans le commentaire, je retrouve une auto-promotion simple et souriante que l’on n’a pas toujours sur ce réseau social, sans oublier le nom et la qualité de celle qui fait le cliché. Son amour pour la ville de Huesca transparaît aussi dans la précision avec laquelle il donne le nom officiel, puis le nom officieux de la Place.

Pouvais-je me douter, au moment où je prenais cette photo, de ce qui se produirait moins de quatre ans plus tard ? Rien ne condamnait Charles à si brève échéance.

Mais par ailleurs, il y a dans ces retours et disparitions inopinés sur Facebook quelque chose d’un peu mécanique, effrayant, presque désolant. Comme si Facebook n’était pas vraiment fait pour les morts et qu’une intelligence artificielle aveugle leur donnait une survie de faux spectres tout aussi artificielle.

J’ai eu, avec ce petit malaise en moi, le désir de relire La Chambre claire de Roland Barthes, dont je parlerai dans un prochain billet.

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