Répéter n’est pas radoter

Ayant beaucoup enseigné, j’ai souvent répété toutes sortes de vers français, si bien que certains me sautent à l’oreille par surprise pendant que je fais la vaisselle ou le ménage. Ils peuvent ensuite resurgir à plusieurs reprises au cours de la journée comme une petite musique qui insiste.

L’autre jour, par exemple, peut-être parce que j’avais l’esprit préoccupé par la suppression annoncée en 2022 des cheminées à foyer ouvert, deux vers ont sonné en moi pendant que je passais le balai devant mon noisetier :

Par les ombres myrteux je prendrai mon repos
Vous serez au foyer une vieille accroupie

(Ronsard, Sonnets à Hélène, « Quand vous serez bien vieille ». Je cite ce bout de tercet comme il est venu, sans entourage ni ponctuation.)

Ce contraste entre les doux « ombres myrteux » et la triste « vieille accroupie » a retenti en moi comme jamais auparavant, et cela m’a donné de la joie.

Répéter n’est pas radoter. Professeurs, réétudiez les mêmes poèmes s’ils contiennent les plus beaux vers français, et faites-les apprendre à vos élèves par cœur pour qu’un jour ils se les remémorent pendant qu’ils balaieront leur cuisine ou nettoieront leurs vitres.

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Cheminées

Sans feu

À partir de 2022 les cheminées à foyer ouvert seront interdites dans toutes les constructions neuves de France à cause des particules fines et polluantes dégagées par les feux de bois.
Comme c’est souvent le cas en ce siècle, nos représentations se retournent en leur contraire, rendant létal ce qui était vital.
Sans passer en revue toutes les images réconfortantes que suggèrent à notre mémoire et à notre imagination les âtres et les foyers, je me contenterai de quelques lignes de Psychanalyse du feu où Bachelard évoque des souvenirs d’enfance à Bar-sur-Aube :

Quand j’étais malade, mon père faisait du feu dans ma chambre. Il apportait un très grand soin à dresser les bûches sur le petit bois, à glisser entre les chenets la poignée de copeaux. Manquer un feu eût été une insigne sottise. Je n’imaginais pas que mon père pût avoir d’égal dans cette fonction qu’il ne déléguait à personne.

À l’âge de dix-huit ans, le philosophe ose enfin faire du feu. Il ajoute ensuite :

J’aimerais mieux, je crois, manquer une leçon de philosophie que manquer mon feu du matin. (…) Manquer à la rêverie devant le feu, c’est perdre l’usage vraiment humain et premier du feu.

La cheminée de Balzac

Place maintenant à un tout autre type de rêverie :

Balzac acheta ce devant de cheminée en bois sculpté de deux mètres de long en 1846, convaincu d’avoir acquis une pièce magnifique de l’époque Louis XIII. Or il n’en est rien, dit Yves Gagneux, conservateur de la Maison de Balzac qui l’a installée dans le bureau de l’écrivain : c’est un ensemble composé de pièces appartenant à diverses stalles d’églises de la fin du XVIIème, remontées sous Louis XVIII avec des morceaux reconstitués du XVIIIème. « C’est un faux exceptionnel, un faux unique », ajoute Yves Gagneux, un faux extravagant et touchant qui nous montre bien comment l’œil de Balzac pouvait s’enthousiasmer pour des chimères.
Restent à imaginer la pendule en platine niellée d’arabesques qui la surmontait, ainsi que les vases en porcelaine blanche à délicats filets d’or, et les figurines de Saxe, « ces bergers qui vont à des noces éternelles en tenant de délicats bouquets à la main, espèces de chinoiseries allemandes * » qui en ornaient peut-être le plateau…

* Une fille d’Ève

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Tressages

Vanniers et tisserands

Je relève dans Passage du poète, de l’écrivain suisse Ramuz (voir le billet du 21 juillet), ces lignes particulièrement éclairantes sur son  jumeau imaginaire :  Besson, le vieux vannier qui tresse ses paniers sur la place du village :

(…) Sur la place, Besson continue à faire ses paniers, disant le pays et le refaisant, mettant les lignes de l’osier l’une sur l’autre, comme l’écrivain ses vers ou sa prose ; — disant le pays et ses murs par les tiges de l’osier dont il met les unes en travers et les autres viennent s’y nouer ; — sans qu’on sache, sans qu’on s’en doute, bien tranquille et silencieux, sur la place, sous les platanes, tout seul dans sa chemise grise et avec son tablier vert, faisant bouger ses mains au-dessus de son tablier vert.

Chanvre issu de l’atelier d’Anita Pittoni à Trieste (photo, éditions La Baconnière, 2021)

Et voici qu’à Ramuz se mêle dans mon esprit Anita Pittoni, tisserande d’art, éditrice et écrivaine de Trieste que j’évoquais ici en janvier dernier, et qui  écrivait vingt ans plus tard dans son Journal :

Pour moi, l’écriture se fabrique exactement comme un tissu, elle me ramène vraiment à mon humble travail artisanal et j’ai été ravie quand je me suis rendu compte de cette concordance ; la même loi me régit, me fait exécuter les mêmes mouvements, si bien que la matière et la structure du tissu, fait de mailles qui s’enchaînent plutôt que de fils tendus, suivent le fil de mes pensées (28 octobre 1944).

Une des choses qui rassemble ces deux auteurs dans leur perception du travail d’écrire, c’est l’humilité. Besson exerce ce que Ramuz nomme un « petit métier », et Pittoni a parfois le sentiment de se livrer à un “ouvrage de dame”.

Michaux dirait d’eux qu’ils ont « besoin de leur petitesse pour sentir ».

J’ai aussi besoin de leur sensibilité pour allonger, mèche après mèche, ma tresse de lectrice.

Grandeur et petitesse

Je reviens sur cet aphorisme des Poteaux d’angle de Michaux que je donne aujourd’hui au complet :

Certains ont besoin de leur petitesse pour sentir. D’autres font appel à leur grandeur. Certains ont besoin de toi pour se transformer.

Je classe Michaux dans la première catégorie, lui qui écrit, dans Face aux verrous :

A huit ans, je rêvais encore d’être agréé comme plante.

Et je me range dans les « certains » qui ont besoin de lui pour se transformer car j’ai des difficultés avec les écrivains hautains. Ce mot même de hautain, quand je le trouve par exemple chez René Char, m’intimide et me décourage de lire sa poésie. Il faut sans doute que j’aborde ce poète autrement, mettons par son amitié pour Giacometti qui avait, lui, besoin de sa maigreur pour sentir.

Clavier sensible

Je m’aperçois que presque tout ce que gratte ma patte de mouette est un prolongement de la dernière phrase de ma thèse où je voulais esquisser une « histoire littéraire tactile » :

« Si écrire c’est accueillir et étreindre une réalité, lire c’est établir toutes sortes de contacts en mettant en action les yeux, les oreilles, le clavier sensible que l’on a sur la peau ».

Et cela me fait plaisir de savoir que de petites nattes se sont au fil des ans tressées en moi sans que je le sache.

 

 

 

 

 

 

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Le vieux vannier (avec Ramuz)

Comme on aime en librairie aborder un livre en l’ouvrant à une page au hasard, je prends plaisir en ce moment à découvrir un auteur que je ne connaissais pas, Ramuz, par le roman qui ouvre le deuxième tome de ses œuvres en Pléiade : Présence de la mort (1922).
Je m’attendais à trouver un romancier de la terre, une sorte de Giono suisse, et je trouve d’abord un auteur de science-fiction d’une actualité brûlante. Voici quelques lignes de la première page :

Par un accident survenu dans le système de la gravitation, rapidement la terre retombe au soleil et tend à lui pour s’y refondre : c’est ce que le message annonce.
Toute vie va finir. Il y aura une chaleur croissante. Elle sera insupportable à tout ce qui vit. Il y aura une chaleur croissante et rapidement tout mourra. Et néanmoins rien encore ne se voit.

Rien ne se voit, personne n’y croit et on continue à vivre à peu près comme avant. Pour peu de temps, toutefois, car la température augmente d’un degré par jour.

Je lisais ces pages début juillet.

Incendie du 30 juin 2021 au village de Lytton, Colombie-Britannique

Mais là n’est pas le seul intérêt de ce livre où un poète narrateur, monté une dernière fois en imagination sur une grande barque noire, adresse en tirant son chapeau un salut aux gens, aux montagnes, au “Rhône-lac” :

Toi qui venais avec une cadence le jour et la nuit, m’instruisant de l’accent, m’instruisant des retours, m’instruisant des longueurs ; avec une cadence, la mesure de tes vagues : trois et trois, et puis trois et puis encore trois, c’est douze ; et puis un silence, et puis tout repart. (…) Et salut ! vite encore, parce que tu t’en vas, parce que tout s’en va, parce que rien ne doit durer, parce que rien ne peut durer, salut une dernière fois !

Rythme de l’eau et rythme des phrases fusionnent dans cette profération. Voir, sentir et vivre ne sont pas séparés d’écrire. Une parole s’affirme, et tout de suite  surgit la figure énigmatique d’un vieux vannier portant une hotte blanche, dans lequel on devine un double du poète. Un autre roman écrit presque conjointement et que j’ai lu peu après celui-ci, Passage du poète, donne à ce vieux vannier une survie littéraire et un nom : Besson (mot signifiant “jumeau”). En tressant ses osiers sur la place ombreuse d’un village vaudois, ce passant fait monter la vie de ses habitants, humble magicien tissant comme l’auteur le visible et l’invisible.

On dirait que Besson prend avec les yeux les choses qui sont et les arrange, de sorte qu’elles sont à nouveau, et elles sont les mêmes et sont autrement.

Et on dirait que sans l’avoir prévu, une lectrice néophyte est tombée sur deux oeuvres qui en disent beaucoup sur l’art poétique de Ramuz.

(À suivre)

 

 

 

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Gestes naturels

Comment éradique-t-on aujourd’hui les insectes qui nous piquent ? Avec Pyrel, « le geste naturel » à base de pyrèthre végétal, et avec les autres produits aux huiles essentielles aussi aimables qu’inopérants qui ont remplacé le RAID (« tue raide », disait la pub de ma jeunesse).

Avec Pyrel, nous atteignons une certaine sagesse qui me rappelle ce haïku d’Ôtomo Oemaru :

A l’égal du Bouddha
je me laisse boulotter
par les moustiques d’équinoxe

Mais en fait de “geste naturel”  je trouve à la même page, de Natsume Seibi :

Écrasant une mouche
je voudrais
les tuer toutes !

 

 

***********

Je lis maintenant Henri Michaux (Tranches de savoir) :

« Aidons les vaches à ruminer », dit le bienveillant, posant sa fourchette un instant.

« Venez céans », dit le squale, et il le mangea. Le squale était mangeur d’hommes, mais l’époque était polie.

Celle de Colette était rude. Sur France Inter hier matin, Antoine Compagnon évoquait l’amour de Colette pour les bêtes qui ne la dispensait pas de pratiquer une euthanasie rapide quand elle l’estimait nécessaire. Julien Green rapporte dans son Journal :

En arrivant, Cocteau nous montre un oiseau malade qu’il a trouvé dans les Champs Élysées. Colette le prend, l’examine, et va lui tordre le cou dans le jardin. Ce n’était pas cruauté mais pitié. Colette ne faisait pas de sensiblerie. Fille de la campagne, elle n’avait rien de mièvre.

Colette tuait raide.

En fin d’émission, une voix ancienne et anonyme dit :

Colette n’a jamais compris que l’on prolonge la vie d’une bête infirme, d’un chien aveugle, d’un animal mutilé.

Perplexité.

 

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« Jamais je ne serai mère »


Simone DE BEAUVOIR lisant à son bureau en 1953.

De Jane Austen à Virginia Woolf, d’Emily Dickinson à Gabriela Mistral, nombreuses sont les écrivaines à ne pas avoir suivi, par nécessité ou par choix, ce que Simone de Beauvoir appelait le « destin biologique » de la femme, mais peu d’entre elles développent directement cette question dans leurs livres. Or, j’ai lu par hasard deux oeuvres récentes qui le font sans détour, l’une au futur et l’autre au passé, avec une authenticité qui m’a touchée. Ce qui frappe d’abord, c’est que ces deux autrices, Estela Puyuelo et Geneviève Peigné, appartenant à deux générations et à deux pays différents, ont en commun une conscience aiguë de la lignée familiale qu’une femme est amenée à rompre quand elle n’a pas d’enfant.

Cela apparaît immédiatement dans ce poème que la plus jeune, Estela Puyuelo, a publié en février dernier sur sa page Facebook et que je traduis ici sommairement de l’espagnol :

Matrones

Jamais je ne serai mère.
Dans mes entrailles se rompt          
le dernier maillon
d’une chaîne de filles
qui éclairent la vie
depuis que nous étions nuit.
Moi je fais monter ma postérité
dans l’air,
c’est d’étoiles que j’accouche.

Des générations entières se dissolvent
Dans mon sang étanche.
Toute une lignée s’achève
dans mon corps,
dans un ventre où rien ne pousse.

Ecoutez-moi,
déesses fertiles,
épouses du soleil,
matrones de tous les siècles :
Vous ne mourez pas en moi.

Nous femmes savons,
dans notre utérus même
qui crée,
faire pousser d’autres fleurs
au printemps.
Et même, parfois,
leurs yeux
se reconnaissent dans un poème.

Un moi solitaire s’affirme dans la déclaration directe du premier vers, mais très vite Puyuelo passe au pluriel et s’adresse aux « déesses fertiles » et aux “matrones de tous les siècles” qu’elle finit par rejoindre dans un « nous » chaleureux englobant toutes les femmes. A la fin du poème, l’analogie classique entre création et procréation s’esquisse avec délicatesse par la métaphore des yeux d’une fleur.

De son côté, dans son dernier livre Ma Mère n’a pas eu d’enfant, Geneviève Peigné explore en profondeur une situation familiale qu’elle précise au début du livre : enfant unique d’une mère enfant unique, d’un père fils unique. Et sans enfant soi-même.

Dans ce récit de filiation complexe, l’absence d’enfant apparaît comme un choix clair autant que problématique. La narratrice mène aux Archives de son département des recherches sur sa maigre lignée d’ascendants pour occuper le vide des descendants. Faute de prolonger la chaîne, on entreprend d’en remonter les maillons, tout en sachant que publier des livres n’est un substitut à rien aux yeux des “matrones de tous les siècles” : Devant les groupes de mères, tu ne peux confier que tu en as un dans le crâne qui gestationne (…) On te regarderait avec un sourire apitoyé. (…) Les livres ne sont pas des mouflets. On ne te demande pas des nouvelles de l’aîné, du cadet, du puîné.

Des années auparavant, se souvient tout à coup Geneviève Peigné, l’écriture de romans érotiques avait constitué pour elle une échappatoire joyeuse à la maternité :

Dans le temps de l’écriture de mes premiers livres ; qualifiés d’érotiques.
Où mieux s’abriter de la maternité qu’en allant écrire de la littérature érotique ?
Là où être sexué.e et enfanter n’ont rien à faire ensemble
(hormis quelques grands textes bien sûr !)
Où baiser est tacitement découronné de générer.

La fin du livre de maturité, quant à lui, développe le paradoxe que son titre avait signalé : après avoir découvert dans les archives que son grand-père était vraisemblablement un collaborateur, la narratrice se demande si la pire répudiation à infliger à ses ascendants n’est pas de ne rien prolonger, et si le meilleur abri à donner aujourd’hui à un enfant n’est pas de s’abstenir de le mettre au monde en donnant une voix à son absence :

Ma mère n’a pas eu d’enfant = certificat d’absolu dévouement maternel.

Et c’est ainsi que l’amour est grand ?

L’éditrice (Éditions des Lisières) dit en postface :
« (…) Ce récit ouvre sur des questions profondément humaines telles que la reconnaissance, l’amour, la solitude ou l’extinction de l’espèce ».

Et moi je fais une place spéciale dans mon coeur à ces écrivaines de notre siècle qui savent dire simplement, sans raideur, chacune à son rythme et à sa façon  : “Jamais je ne serai mère”.

Pour une recension plus détaillée du livre de Geneviève Peigné, voir le blog de Benoît Colboc : https://lundioumardi.wordpress.com/2021/06/29/genevieve-peigne-et-le-branchage-familial

 

 

 

 

 

 

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La Fontaine et Munch

La Fontaine aura quatre cents ans dans une dizaine de jours, le 8 juillet 2021. Pour commencer à célébrer son anniversaire je picore aujourd’hui une Fable : Le Statuaire et la statue de Jupiter (livre IX, fable 6).

En voici quelques vers :

Un bloc de marbre était si beau
Qu’un statuaire en fit l’emplette.
« Qu’en fera, dit-il, mon ciseau ?
Sera-t-il dieu, table ou cuvette ?

Il sera dieu : même je veux
Qu’il ait en sa main un tonnerre.
Tremblez, humains ! faites des vœux :
Voici le maître de la terre ».

(…)

Même l’on dit que l’ouvrier
Eut à peine achevé l’image,
Qu’on le vit frémir le premier,
Et redouter son propre ouvrage (…)

Le statuaire et la statue de Jupiter, Grandville

Avoir peur des figures redoutables qu’il vient de façonner n’est pas plus exceptionnel pour un artiste que d’en tomber amoureux comme Pygmalion. La Fontaine, qui ne partage en rien le frisson de son sculpteur, considère avec un détachement amusé cette manière “d’embrasser violemment les intérêts” d’une chimère :

Il était enfant en ceci ;
Les enfants n’ont l’âme occupée
Que du continuel souci
Qu’on ne fâche point leur poupée.
(…)

Et il termine la fable sur ces deux vers :

L’homme est de glace aux vérités ;
Il est de feu pour les mensonges.

Le bon sens classique de La Fontaine est encore loin du cri d’effroi du peintre d’Edgar Poe devant le portrait ovale qu’il vient d’achever : « En vérité, c’est la Vie elle-même ».

Un autre cri d’effroi a récemment fait parler de lui, celui de la célèbre toile de Munch. En effet, à peine visible sur la partie supérieure gauche de la première version du tableau, on trouve une mystérieuse inscription au crayon : « Ne peut avoir été peint que par un fou », attribuée longtemps à un visiteur malveillant. Or, un examen effectué en février dernier par le Musée National d’Oslo a établi qu’elle est du peintre lui-même.
A-t-il été atterré par l’épouvante que dit son œuvre ?

Selon Mai Britt Guleng, conservatrice au Musée National d’Oslo, cette inscription que Munch n’a jamais effacée est un pied de nez à ses détracteurs, en particulier un certain étudiant en médecine qui avait remis en question sa santé mentale.

Mais une inquiétude au sujet du Cri a peut-être continué à sourdre en Munch, dont la soeur a été internée en psychiatrie et qui n’a lui-même jamais voulu avoir d’enfants de peur qu’ils soient fous. Mai Britt Guleng a trouvé dans ses Mémoires écrites trente ans plus tard une évocation du jeune carabin médisant, accompagnée d’un commentaire où le peintre affirme avec hauteur l’autonomie de l’art :

Les gens comme lui n’ont rien compris : peindre la maladie, la mort, l’angoisse n’a rien à voir avec souffrir soi-même de folie. C’est au contraire le propre d’une œuvre d’art.

Source principale de ces informations : https://www.letemps.ch/culture/une-mysterieuse-inscription-cri-munch-livre-secrets

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Déménagements

Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit. Celui-ci voudrait souffrir en face du poêle, et celui-là croit qu’il guérirait à côté de la fenêtre.

Ce début du poème en prose Any where out of the world de Baudelaire m’est encore revenu en tête ce matin, dans une file d’attente du Boulevard de Magenta où je lisais, sur le magazine de la femme qui attendait devant moi : « Déménager, changer d’air ».

Presque tous les jours j’entends parler de déménagement. Les médias me confirment que cette année passée devant les mêmes écrans, derrière les mêmes murs et sous les mêmes plafonds fait surgir chez les Français une grande envie de changer de lit, de chambre et de maison.

Derrière moi dans cette file d’attente un homme priait, les paumes tournées vers le ciel, réalisant de la façon la plus extatique le souhait de Baudelaire à la fin de son poème :

N’importe où ! n’importe où ! pourvu que ce soit hors du monde !

Pour moi, bien que j’eusse préféré ce matin être à Lisbonne, Rotterdam ou Batavia plutôt que sur le macadam du boulevard Magenta, j’aurais tendance à dire comme Max Jacob :

Mets des ménagements / Au déménagement

Et je me contenterai de rester autant que possible dans cet hôpital de la vie, en me soignant près du poêle en hiver et devant la fenêtre en été.

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D’autres vers à soie

Quand on parle du loup on en voit partout. Il en va de même pour les vers à soie :

L’Homme sans postérité est un récit de l’écrivain autrichien Adalbert Stifter (1805-1868). Son traducteur Georges-Arthur Goldschmidt le présente ainsi dans une postface éclairante et sensible :

A première vue, rien ne semble émerger de cette œuvre volontairement banale, parfois humble jusqu’à la trivialité, mais que soulève pourtant une émotion à laquelle il n’est pas facile de résister : cette sorte de tristesse ample et forte qui baigne ici toute réalité.


C’est un roman de formation réduit à une simple expression : pour préparer son départ dans le vaste monde, l’adolescent Victor retourne quelque temps dans la maison où vit sa mère adoptive avec sa fille Hannah. La dernière journée, au cours de laquelle il ne se passe “rien d’extraordinaire”, il fait ses adieux au ruisseau, aux hêtres, au grands rochers, puis rencontre dans le jardin Hannah qui récupère des étoffes de soie qu’elle a mises au soleil pour les faire sécher. Voici leur dialogue :

— C’est de la soie très fine.
— Très fine.
— Est-ce qu’il en existe de plus fines encore ?
— De bien plus fines que ça.
— Tu aimerais avoir beaucoup de belles robes de soie ?
— Non. Pour les fêtes, bien sûr, c’est magnifique, mais comme on n’a pas tellement besoin de vêtements de fête, je n’ai pas tellement envie de soie. Les autres robes sont belles aussi, et puis la soie, ça fait toujours un peu guindé.

On remarque la simplicité et la concision de cet échange qui laisse imaginer des sentiments que ces deux jeunes gens ignorent encore à la veille de leur séparation.

Victor enchaîne :
— Le ver à soie est une bien malheureuse créature, non ?
— Pourquoi ça, Victor ?
— Parce qu’il faut le tuer pour recueillir son fil.
— C’est ce qu’on fait ?
— Oui, on passe son cocon dans la vapeur bouillante où on l’enferme avec du soufre, et l’animal à l’intérieur meurt ; sinon il dévorerait les fils et en sortirait sous forme de papillon !
— Pauvre bête !
— Oui, et à notre époque, en plus, on le sépare de son pauvre pays natal, tu sais, Hanna, là où il pourrait bien ramper sur ses mûriers ensoleillés. Une fois chez nous, il est enfermé, et on le nourrit de feuilles qui pourtant poussent dehors, elles, et qui de toute façon ne valent pas celles de son pays…

Certes, le narrateur attribue à Victor des pensées mélancoliques pour les mettre en résonance avec la tristesse qui précède son départ. Mais bien au-delà, il fait preuve à travers son personnage d’une sympathie directe pour la condition du ver à soie, condamné à l’exil et à la mort pour le bénéfice des humains. Ceci me rappelle l’attention au vivant de Karl-Philipp Moritz, précurseur du romantisme allemand, occupé à ressentir “l’espèce d’existence” de chaque animal. Le ver à soie n’est pas une allégorie sans chair à l’usage des poètes mais un être à part entière dans le monde.

Par ailleurs, ces soieries que Victor aide Hannah à porter jusqu’à la maison sont aussi douces que le fil léger, précieux et solide qui les unit. Au moment de son départ, Victor reçoit des mains de Hannah un portefeuille “doublé de soie d’un blanc de neige”…

Ceci n’est qu’un exemple du creusement du réel qui donne sa mystérieuse profondeur à tous les éléments de l’univers d’Adalbert Stifter.

 

 

 

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Le plaisir du contresens

Lors d’un colloque de Cerisy de 1971, à la fin de sa communication intitulée « Ce que je cherche à faire », Nathalie Sarraute affirme que le lecteur est « libre de pousser ses investigations et de laisser vagabonder son imagination dans toutes les directions ». Puis elle émet une réserve de taille :

Une seule pourtant devrait, me semble-t-il, lui être interdite. Celle qui tire le texte vers ce qu’il se refuse à être, vers ce qu’il cherche à combattre, vers ce dont au prix de grands efforts il s’est écarté (texte repris dans les Oeuvres complètes en Pléiade, p. 1706).

Comme le savent tous ses commentateurs, Nathalie Sarraute avait besoin que l’on soit  complètement “cramponné” à son projet d’écriture. Au cours de la discussion qui suit cette intervention, Robbe-Grillet ne manque pas de lui rétorquer qu’un lecteur a tous les droits, y compris celui de comprendre le contraire de ce que veut l’auteur.

***

Je me suis trouvée récemment en communication avec Estela Puyuelo, auteure du recueil de poèmes Tous les vers à soie. Un poème intitulé “Cartographe monologuiste” met en scène un exhibitionniste qui ouvre sa gabardine mauve dans un jardin public et lance un monologue sur les arbres, les collines et les plaines, déclenchant les cris d’effroi des fleurs environnantes.

L’image d’un poète s’est imposée à moi sous les traits de cet exhibitionniste, au point que je me sens prête à en faire une allégorie à usage personnel. Au lieu de me dire : “Untel va publier ceci”, “Unetelle présente son livre à tel salon”, j’ai envie désormais de me dire : “Untel va ouvrir sa gabardine tel jour à tel salon”. Derrière cette caricature se pose, bien sûr, la délicate question de la frontière entre la source intime de l’écriture et un exhibitionnisme vulgaire.

J’ai quand même demandé à Estela Puyuelo si cette interprétation était pour elle valide. Voici sa réponse :

“Cartographe monologuiste” parle, en fait, de ces gens qui ne parlent que d’eux-mêmes, et beaucoup. Mais je crois que ça peut parfaitement s’adapter à la poésie. En fin de compte c’est aussi un monologue et une manière de se mettre à nu devant le monde.

Visiblement, le propos principal du texte n’était pas spécialement au départ celui que je lui prêtais, mais moins intransigeante que Nathalie Sarraute, Estela a toléré avec bonne humeur cette lecture.

J’appellerai pour finir Proust à ma rescousse :

Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. Sous chaque mot chacun de nous met son sens ou du moins son image qui est souvent un contresens. Mais dans les beaux livres, tous les contresens qu’on fait sont beaux (Pléiade Contre Sainte-Beuve, p. 305).

 

 

 

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