L’Hirondelle d’Isabelle Alentour

Cherchant, dans mes maraudes littéraires, ce qu’un poème peut dire et faire, je tombe sur Isabelle Alentour dont l’amie Frédérique, « L’Hirondelle », aura « quinze ans pour toujours ».

J’hésite à employer l’expression « livre de deuil », tant ce recueil, composé trente-cinq ans après le choc « pour enfin inscrire ce qui n’avait jamais cessé de ne pas s’écrire », progresse en souplesse, par vaguelettes, « sans rien forcer d’ailes et de voiles », et reproduit un bouleversement que les mots ordinaires sont « à jamais trop petits » pour dire.

Le premier vers marque une chute brutale et comme suspendue :

Qui tombe ce matin dans l’ombre du matin

Ce « qui »  énigmatique est il relatif à un antécédent indicible, ou une interrogation qui ne trouve pas son point ?

Dans sa syntaxe, sa prosodie et sa typographie, le poème s’approche ainsi de l’abîme de manière lacunaire et progressive, en vers ou en prose, en italique ou en romain*, naviguant entre le passé-présent (ou sans verbe) des faits, et le présent de l’écriture. L’absente est désignée par un « elle » solitaire face au « nous » d’un groupe de filles apparemment insouciantes, dont se détache parfois un « je » qui sent que « derrière le masque » affleure « le tremblement ». Toute la fragilité de l’adolescence :

« Alors la Peur, la Grande Peur. Celle qui ôte le souffle, la fraîcheur du rire, celle qui oppresse, submerge, défait. La Grande Peur brutale, sauvage, totale. »

Chacune se sent renvoyée, solitaire, à sa propre chute :

« L’une a enjambé / l’autre a sauté / une autre encore implore / ou pleure d’insouciance.

C’est la même.

Chacune de nous aurait pu être hirondelle, nous voltigions si haut, hors d’atteinte. Chacune aurait pu s’envoler, se retourner, se jeter, qui sait ? »

La menace est bel et bien là, mais la chute de l’hirondelle déclenche ailleurs chez celle qui reste un mouvement vers le haut, élévation cosmique et fusion presque mystique :

Parfois je me mets à genoux

     je me penche en arrière
            comme un levier

     je regarde dans les étoiles
                   (plus loin
                      même
                 que les étoiles)

                     je l’appelle

                        et je fuse

Si bien que le poème se clôt en douceur par un court dialogue entre les deux filles que l’écriture peut enfin rapprocher :

– Je mourrais si je ne tiens pas ta main

                        – La douceur
                de ta main je l’éprouve

               me répond l’Hirondelle

              je ne l’ai jamais lâchée

Ce que fait ici le poème ? Il donne une main à l’amie envolée et aux adolescents que nous avons tous été.
« (…) C’est bien là, à hauteur de cœur, dans le vide creusé en soi par l’absente qu’insensiblement recommencera à battre la mesure du temps. L’attention aux vivants. »

Pour se procurer ce livre poignant : https://www.editions-aildesours.com/

* Je reproduis tel quel l’italique et réserve les guillemets au romain.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Je rôde

En ce moment je rôde.
Autour des livres, autour des choses, autour des gens,
je rôde.
Attendant que le hasard me promène ailleurs en moi.

 

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Trois petites notes de septembre

Eichendorff

Je ne connais pas très bien la littérature allemande, et c’est par l’intermédiaire de Georges-Arthur Goldschmidt que j’ai eu le désir de lire Scènes de la vie d’un propre à rien de l’écrivain romantique Eichendorff, qui a immédiatement touché mon cœur par l’extrême proximité qu’il sait établir entre l’harmonie la plus céleste et la cacophonie la plus sinistre. Il est possible de passer sans transition d’un chant angélique aux insultes grossières proférées par un perroquet, et ce monde concordant-dissonant éveille en moi beaucoup de choses.

Dans le métro

Deux personnes sont sur une même banquette, à un siège d’écart : un jeune homme avenant qui lit une partition du Magnificat de Pergolese avec une expression de chant intérieur et un pied qui bat la mesure. Un vieillard qui roupille, la tête enfoncée dans le cou et dans le col du pardessus : on voit une longue chevelure grisâtre, un jean sale, un pied nu à demi enfoncé dans une basket et l’autre en dehors de la basket.
Deux paires de pieds et deux mondes dans le même rectangle de banquette.

Renouvellement

Ce blog a six ans, je viens d’en renouveler l’hébergement. Décidément, l’appellation Patte de mouette me plaît chaque année un peu moins. Elle me fait penser aujourd’hui à une enseigne de magasin de cabans, marinières et cirés dans une rue piétonne de station balnéaire normande. Je ferais mieux de l’appeler simplement Patte, ou Pâte. Je pourrais aussi lui attribuer un nom d’une plus haute tenue littéraire : Passages, en hommage à Michaux ; ou Fessepinte, en hommage à Rabelais ?

À suivre.

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La coquille ne fait point le fruit

Septembre, la saison des noisettes.

Certaines sont rondes, dorées, énormes, et si dures qu’elles sont presque impossibles à casser. On s’arc-boute sur le casse-noix et on se pince le pouce en regrettant le bon vieux caillou qu’on n’a pas ici.
Et elles s’avèrent creuses. Pas même un asticot.
Cette forteresse protégeait le vide.

Il y a comme ça des petites choses qui semblent se tendre vers vous pour devenir des métaphores. « Celle-ci va me convenir aujourd’hui pour les pédants et la pédanterie », me disais-je en jetant ma coquille – c’est-à-dire la noisette entière – à la poubelle.

Puis j’ai ouvert le Prologue de Gargantua :

(…) Il faut ouvrir le livre et soigneusement peser ce qui y est exposé. C’est alors que vous vous rendrez compte que l’ingrédient contenu dedans est de bien autre valeur que ne le promettait la boîte.

J’ai ri tout haut des titres que Rabelais invente pour ses soi-disant ouvrages profonds à côté de Gargantua et Pantagruel : Fessepinte, La Dignité des Braguettes, Des Pois au lard assaisonnés d’un commentaire. Et au dernier paragraphe je n’ai pas été gênée qu’il me traite, avec les autres lecteurs, de vit d’âne*, car personne ne connaît la “substantifique moelle” que peut contenir, sous la plume de Rabelais, cet appendice.

*« interpellation à la fois grossière et affectueuse », dit en note le commentateur Guy Demerson.

 

 

 

 

 

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Tu veux ou tu veux pas

Il me plaît en ce moment d’évoquer des vieilles chansons. Après celle de L’Auvergnat de Brassens, il y en a une, d’un tout autre style, qui me trotte parfois dans la tête et me met en joie : Tu veux ou tu veux pas, chantée en 1969 par le jazzman clarinettiste Marcel Zanini (qui d’ailleurs a occasionnellement joué avec Georges Brassens).

Pour ma part, ayant appartenu à une génération de filles qui se devaient de “vouloir” sans ambiguïté sous peine de passer pour “allumeuses”, “coincées” ou “mijaurées”, j’ai déjà parlé plusieurs fois sur ce blog  du « vorrei e non vorrei » de la Zerlina de Mozart dans son duo avec Don Giovanni. J’avais également évoqué l’écheveau des désirs du personnage de l’adolescent Ernesto, dans le récit autobiographique du même nom d’Umberto Saba, écheveau emmêlé de façon plus complexe, à mon avis, que ce qu’a proclamé la critique des années 70.*


Ce qui rend irrésistiblement drôle la chanson de Marcel Zanini, c’est que ce quadragénaire (actuellement nonagénaire), coiffé d’un bob comme un petit garçon, pose sa question avec une assurance tranchante que contredisent sa voix nasillarde, sa démarche maladroite et les tics de son visage.

Tu veux ou tu veux pas
Si tu veux, c’est bien
Si tu veux pas, tant pis
Si tu veux pas, j’en ferai pas une maladie
Oui, mais voilà, réponds-moi non ou bien oui
C’est comme ci ou comme ça
Ou tu veux ou tu veux pas

Tu veux ou tu veux pas
Toi tu dis noir et après tu dis blanc
C’est noir, c’est noir
Oui mais si c’est blanc, c’est blanc
C’est noir ou blanc mais ce n’est pas noir et blanc
C’est comme ci ou comme ça
Ou tu veux ou tu veux pas

La vie, oui c’est une gymnastique
Et c’est comme la musique
Y a du mauvais et du bon
La vie, pour moi elle est magnifique
Pour pas que tu la compliques
Par des hésitations (…)

Et voici la chute :

Quoi
Ah tu dis oui
Ah et bien moi j’veux plus
Ouh la la

Oui, la vie c’est une magnifique gymnastique. Quant au désir… Ouh la la.

* Voir billets des 9 et 30 janvier 2020.

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La Chanson de l’Auvergnat

C’est, depuis l’enfance, une de mes préférées de Georges Brassens.

Elle est à toi cette chanson
Toi l’Auvergnat qui sans façon
M’as donné quatre bouts de bois
Quand dans ma vie il faisait froid…

Je pense au secours imprévu que peuvent vous apporter des personnes plus ou moins inconnues quand des membres de votre famille vous tiennent lieu de « croquantes » et de « croquants »… J’en ai aujourd’hui deux en tête :

Quand j’avais vingt ans, je me promenais au Marché aux Puces de Saint-Ouen, quand soudain j’ai été prise d’une angoisse immotivée, aussi intense que subite, qui m’a littéralement coupé le souffle et donné l’impression que j’allais mourir. Dans la foule qui m’entourait je me suis adressée à la première personne venue, et lui ai dit : « Je ne me sens pas très bien, est-ce que je pourrais m’asseoir un peu avec vous ? »
La jeune femme a immédiatement acquiescé, et dans le café m’a parlé d’elle avec une totale liberté, sans me scruter ni me poser une seule question sur mon état. Elle venait, m’a-t-elle dit, de décider de divorcer. Elle n’avait rien contre son mari, mais trouvait que la vie de couple était un enfermement qui l’empêchait d’ouvrir les yeux sur le monde et les gens. C’était justement ce qu’elle était en train de faire pour moi, et tout ce qu’elle disait contribuait à m’inspirer confiance et à me calmer. Nous nous sommes séparées sans savoir nos noms respectifs, je n’ai plus aucun souvenir de son visage, mais je pense encore quelquefois à elle comme à un ange.

Ange au sourire, cathédrale de Reims

La deuxième personne qui m’a apporté – sans savoir à quel point – un secours à un moment crucial n’était pas une inconnue. Elle s’appelait Madame Lecomte, professeure d’harmonie. J’avais 22 ans, ma vie personnelle était confuse, et j’avais quitté la fac de Nanterre avant la fin de ma licence pour me consacrer à l’étude de la musique à l’école d’art Martenot. Malheureusement, n’étant pas pianiste, j’avais du mal avec l’art d’accorder les sons entre eux. Madame Lecomte, voyant mes difficultés, m’a donné un jour un cours particulier chez elle. Je me vois assise devant son piano et ne comprenant rien à ce qu’elle m’explique. Au bout d’un moment, ses mains quittent le clavier, elle me regarde et me dit : « Qu’avez-vous fait en dehors de la musique ? » Je dis : « Des Lettres, mais j’ai arrêté ». Elle dit : « Pourquoi vous ne reprenez pas vos études de Lettres ? »
J’ai fondu en larmes.

J’étais accablée, désespérée, avec peut-être au fond une pousse de soulagement ? Un espoir prenait fin mais une vérité se dégageait.

Je ne dirai pas que Madame Lecomte était un ange musicien. Elle était juste une vraie pédagogue, et c’est beaucoup : quelques jours après cette scène je lui rendais un devoir d’harmonie correct, et au mois de septembre je retournais finir ma licence à Nanterre. Quant à ma vie personnelle, c’est au fil des années qu’elle est sortie de la cacophonie.

Je souhaite à mes deux Auvergnates d’être conduites après leur mort, plutôt qu’ “à travers ciel au Père éternel”, dans les bosquets embaumés et myrteux des Champs Elysées.

 

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Au scalpel et au clamp

Les métaphores chirurgicales sont aujourd’hui à peu près aussi fréquentes pour décrire le travail de l’écrivain que celles qui sont empruntées à l’orfèvrerie. Tantôt on nous dit que la main cisèle, tantôt qu’elle opère au scalpel, tantôt les deux. Il s’agit sans doute pour le critique de rendre compte d’une écriture précise, ouvragée, et, dans le cas du scalpel ou du bistouri, de phrases qui taillent à vif sans ornement ni digression inutile.

J’ai eu par hasard affaire ces derniers temps à deux textes qui ont sorti le comparant chirurgical de ce cliché et lui ont redonné vie. L’un concerne un chirurgien de profession : Boulgakov ; l’autre est la réflexion d’un patient ayant beaucoup fréquenté le billard et pour lequel la blessure n’est pas une métaphore : Philippe Lançon, victime de l’attentat de Charlie en janvier 2015.

Le premier est commenté par Pierre Pachet dans son livre Aux aguets et fait l’objet d’un chapitre intitulé « Boulgakov et la chirurgie de l’attention ». Certaines phrases m’ont attirée par l’originalité du propos :

On dirait que Boulgakov trouve dans le geste du chirurgien (…) le modèle d’une investigation précise, conduite au plus près de la souffrance sans que la vision en soit affectée. L’instrument le plus représentatif à cet égard, après le bistouri qui incise et révèle, c’est la pince hémostatique, le clamp, qui arrête l’écoulement du sang et permet d’y voir clair. (p. 120)

En effet, inciser et patauger dans une mare de sang ne rendrait pas évidente l’inspection de la plaie. Le clamp permet de garder une visibilité sans laquelle l’action ne serait que chaos. Cette vision est souvent ironique chez Boulgakov, dit Pierre Pachet, et l’opération peut être pratiquée par le narrateur sur lui-même, comme dans l’extraordinaire récit intitulé Morphine, où il décrit avec une conscience parfaitement claire un des états qui en est le plus éloigné. Ceci classe Boulgakov avec Nerval, Proust, Michaux, Nabokov, parmi les « grands vigilants » qui se regardent penser : « Le goût de l’investigation, la précision scientifique, clinique, Boulgakov les marie intimement à la joie de comprendre, à la gaieté, au rire. »

Quant à Philippe Lançon, son expérience de la reconstruction faciale en de multiples étapes retranscrites dans Le Lambeau le conduit à s’arrêter sur un aspect particulier de cette opération.

Sa chirurgienne Chloé lui avait dit peu après l’attentat :

“La tentation du chirurgien est d’aller le plus loin possible, de s’approcher de retouche en retouche du visage idéal. Evidemment, on n’y arrive jamais et il faut savoir s’arrêter.” C’est pareil avec un livre, lui avais-je répondu. On essaie de rapprocher celui qu’on écrit de celui qu’on imaginait, mais jamais ils ne se rejoignent, et il arrive un moment où, comme vous dites, il faut savoir arrêter. Le patient reste avec sa gueule tordue, ses cicatrices, son handicap plus ou moins réduit. Le livre reste seul avec ses imperfections, ses bavardages, ses défauts. (p. 220-221)

Dans son cas, dit-il lucidement, si le visage est sauvé, rien ne dit encore que l’écriture le soit : « Mon écriture avait quelque temps de retard sur ma mâchoire. Elle ne la rattrapait ni dans sa chute, ni dans ses progrès. »

L’écrivain-patient s’est muni lui aussi d’un clamp pour essayer de s’y retrouver, d’examiner les modifications de son corps, tout en essayant de joindre, comme les lèvres d’une blessure, les éléments du passé et du présent d’un « temps interrompu », et cette autoscopie chirurgicale attentive fait partie de ce qui rend le livre poignant, malgré « ses imperfections, ses bavardages, ses défauts ».

P.S. La lecture préférée de Philippe Lançon chaque fois qu’il se rend au bloc est le passage de La Recherche du temps perdu qui évoque la mort de la grand-mère, un des plus profonds de toute l’œuvre de Proust sur la médecine, la maladie et la mort (Le Côté de Guermantes, fin de la première partie, à partir de la p. 594 de l’édition Pléiade, et partie II, 1). On ne se lasse pas de lire et relire ces pages bouleversantes séparément comme le fait Lançon.

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Autour d’Emma Bovary

Au risque d’enfoncer des portes ouvertes (– telle spécialiste me le pardonnera-t-elle ? –) j’ai besoin ces derniers temps de penser que Flaubert juge trop sévèrement son personnage. Emma Bovary est loin d’être médiocre, remarque déjà Baudelaire dans L’Art romantique, car elle est dotée de « la faculté suprême et tyrannique » : l’imagination qui distingue l’artiste romantique, accompagnée d’une énergie qui est la « fusion mystique du raisonnement et de la passion ».

Il est vrai qu’elle possède une authentique richesse sensorielle et une puissance créatrice. Elle est capable, par exemple, d’inventer des péchés au confessionnal pour se pénétrer de la pénombre de l’église et du chuchotement du prêtre. Je ne trouve pas non plus ses rêveries au couvent niaises et vagues. La variété et la précision de tous leurs détails donnent au contraire à penser qu’elles sont le produit d’un romancier fécond nourri de Walter Scott et de Lamartine.  Alors ?

Fritz von Uhde, Jeune fille à la fenêtre, 1890

Reprenons le chapitre 6 de Madame Bovary :

Il fallait qu’elle pût retirer des choses une sorte de profit personnel ; et elle rejetait comme inutile tout ce qui ne contribuait pas à la consommation immédiate de son cœur, — étant de tempérament plus sentimentale qu’artiste, cherchant des émotions et non des paysages.

Ce qui l’empêcherait d’être une artiste ne viendrait pas d’un manque de sensibilité ou d’imagination, mais de l’usage qu’elle en fait, contenu dans les expressions : “consommation immédiate de son coeur”, et “cherchant des émotions et non des paysages”.

Cette dernière distinction émotions/paysages reste énigmatique : s’il peut y avoir au départ de l’art et de la poésie « le parti pris de l’émotion », comme le pense le poète Antoine Emaz, qu’est-ce qui fait la différence ? Flaubert nous dit qu’en fille de la campagne, Emma n’éprouve aucun émoi lyrique pour les aspects sereins de la nature, ne recherchant que les tempêtes et les reliefs accidentés. On est loin de la glycine au fond du modeste jardin d’Antoine Emaz. Mais pour mieux associer paysage et artiste, j’ai également besoin de cette définition donnée par Jean-Pierre Richard :

Parlant d’un écrivain, qu’appellerons-nous son paysage ? D’abord l’ensemble des éléments sensibles qui forment la matière et comme le sol de son expérience créatrice. (…) C’est aussi peut-être cet auteur lui-même tel qu’il s’offre totalement à nous comme sujet et comme objet de sa propre écriture. (Paysages de Chateaubriand).

Prise par les signes et non par les choses (comme le voient déjà bien les religieuses de son couvent), par la « consommation immédiate de son cœur » et non par l’élaboration d’un univers imaginaire, Emma doit prendre appui sur un Flaubert devenu Bovary pour s’offrir totalement à nous.  (Voilà pour la porte ouverte enfoncée.)

C’est sans aucun doute ce que signifie Baudelaire quand il trouve Emma dotée de “toutes les qualités viriles” qui sont en réalité celles de son auteur. Et je suppose que je dois m’associer à “toutes les femmes intellectuelles*” qui “lui sauront gré d’avoir élevé la femelle à une si haute puissance, si loin de l’animal pur et si près de l’homme idéal, et de l’avoir fait participer à ce double caractère de calcul et de rêverie qui constitue l’être parfait”.
Mais je peux aussi, refermant mon Baudelaire, prendre appui sur un certain nombre de critiques qui ont mis l’accent, sans évoquer la virilité d’Emma, sur sa capacité à se dédoubler, à “s’imaginer autre”, ce qui fait d’elle une héroïne de la pensée de l’émancipation et une romancière en puissance.

Quant à Flaubert, je ne connais pas d’auteur qui sache se tenir, autant que  lui , à la fois à distance et entièrement engagé.

Pour les références de ces critiques : https://www.fabula.org/lht/index.php?id=838

* En italique dans le texte.

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Dans le jardin le soir

… j’entends les balles et ballons des voisins. J’aime ces rebonds mats comme un cœur qui bat, et au loin la rumeur de la mer.


Les voisins sont partis. Restent le vent et les pies.

Pourquoi ai-je envie, ce soir en regardant les arbres, d’écrire ombres au pluriel et lumière au singulier ?

La lumière laisse place aux ombres, bientôt à l’ombre.
Je m’en doutais.

Mais je ne me doutais pas qu’à 21h50 je verrais, au pied des bambous, un ver luisant. Ma lumière au singulier !

 

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Humeurs

Je n’ai pas de pied droit ou de pied gauche quand je me lève le matin : j’ai beau écrire des billets d’humeur, je ne suis pas très sujette à ce qu’on appelle couramment bonne ou mauvaise humeur et suis globalement plus joyeuse que chagrine.

S’il me fallait choisir un couple d’humeurs, ce serait plutôt inquiétude/sérénité.

Qu’est-ce qui peut se découvrir quand on se réveille ? Quelle nouvelle peur, quelle nouvelle douleur, quel nouvel avatar inexplicable ?

Lorsque Gregor Samsa s’éveilla un matin de ses rêves, il se trouva dans son lit métamorphosé en une énorme vermine (ein ungeheures Ungeziefer). Il était couché sur son dos dur comme une cuirasse. (Traduction Georges-Arthur Goldschmidt).

Cet incipit de La Métamorphose est un des plus inquiétants que je connaisse. Goldschmidt commente :

D’un coup, sans aucun passage, sans indication préalable, sans transition progressive, il y a enfermement dans cette forme soudaine. D’un coup, on bascule dans ce qui n’avait pas de précédent. Or chacun (…) peut vivre ce précipité d’irrémédiable. L’univers de Kafka est celui de chacun.

D’un coup…
Mais je ne me trouve pas encore dans ce « précipité d’irrémédiable ». Ce matin j’ai ouvert mes volets, j’ai contemplé le reflet des bambous dans mon thé, j’ai écouté le doux battement de l’horloge, et le monde s’est remis sereinement à tourner.

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