Le plaisir du contresens

Lors d’un colloque de Cerisy de 1971, à la fin de sa communication intitulée « Ce que je cherche à faire », Nathalie Sarraute affirme que le lecteur est « libre de pousser ses investigations et de laisser vagabonder son imagination dans toutes les directions ». Puis elle émet une réserve de taille :

Une seule pourtant devrait, me semble-t-il, lui être interdite. Celle qui tire le texte vers ce qu’il se refuse à être, vers ce qu’il cherche à combattre, vers ce dont au prix de grands efforts il s’est écarté (texte repris dans les Oeuvres complètes en Pléiade, p. 1706).

Comme le savent tous ses commentateurs, Nathalie Sarraute avait besoin que l’on soit  complètement “cramponné” à son projet d’écriture. Au cours de la discussion qui suit cette intervention, Robbe-Grillet ne manque pas de lui rétorquer qu’un lecteur a tous les droits, y compris celui de comprendre le contraire de ce que veut l’auteur.

***

Je me suis trouvée récemment en communication avec Estela Puyuelo, auteure du recueil de poèmes Tous les vers à soie. Un poème intitulé “Cartographe monologuiste” met en scène un exhibitionniste qui ouvre sa gabardine mauve dans un jardin public et lance un monologue sur les arbres, les collines et les plaines, déclenchant les cris d’effroi des fleurs environnantes.

L’image d’un poète s’est imposée à moi sous les traits de cet exhibitionniste, au point que je me sens prête à en faire une allégorie à usage personnel. Au lieu de me dire : “Untel va publier ceci”, “Unetelle présente son livre à tel salon”, j’ai envie désormais de me dire : “Untel va ouvrir sa gabardine tel jour à tel salon”. Derrière cette caricature se pose, bien sûr, la délicate question de la frontière entre la source intime de l’écriture et un exhibitionnisme vulgaire.

J’ai quand même demandé à Estela Puyuelo si cette interprétation était pour elle valide. Voici sa réponse :

“Cartographe monologuiste” parle, en fait, de ces gens qui ne parlent que d’eux-mêmes, et beaucoup. Mais je crois que ça peut parfaitement s’adapter à la poésie. En fin de compte c’est aussi un monologue et une manière de se mettre à nu devant le monde.

Visiblement, le propos principal du texte n’était pas spécialement au départ celui que je lui prêtais, mais moins intransigeante que Nathalie Sarraute, Estela a toléré avec bonne humeur cette lecture.

J’appellerai pour finir Proust à ma rescousse :

Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. Sous chaque mot chacun de nous met son sens ou du moins son image qui est souvent un contresens. Mais dans les beaux livres, tous les contresens qu’on fait sont beaux (Pléiade Contre Sainte-Beuve, p. 305).

 

 

 

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Lire, écrire, finir

Pour Marie-Paule et Claude

Je ne sais pas si les bourdons et les papillons arrivent à pomper en une fois tout le nectar de chaque fleur qu’ils butinent, mais je sais que lire pour moi, c’est souvent bombiner autour des mêmes auteurs. Un retour à Michel Butor va donc être aujourd’hui ma mise en bouche d’une nouvelle lecture de Roberto Juarroz.

“Le livre que j’écris n’est jamais fini”, disait Butor avec sa franchise débonnaire que j’associe à sa grosse barbe et à son éternelle salopette. “C’est lui qui m’abandonne “, en un point où “je ne sais plus quoi faire” (voir sur ce blog le billet du 29 avril dernier).

« Ne plus savoir quoi faire » est sans doute l’indicateur essentiel. S’il s’agit d’un récit, il me semble que la fin de son écriture n’a rien à voir avec le dénouement narratif (que son auteur connaît plus ou moins d’avance). Je crois qu’on a fini d’écrire quelque chose lorsqu’on a l’impression que le son fondamental qu’on émet contient  suffisamment  d’harmoniques, au sens musical du terme*.
Pour le dire autrement (ou pour dire autre chose), c’est dans sa dimension verticale qu’un récit peut avoir besoin d’être corrigé, retravaillé, creusé. Cet adjectif me donne envie de faire intervenir ‒ sans ordre et peut-être à contresens ‒ quelques Fragments verticaux de Roberto Juarroz particulièrement stimulants :

traduit de l’espagnol par Silvia Baron-Supervielle, collection “en lisant en écrivant”, josé corti, 1994.

Certaines fleurs s’attroupent pour fleurir, et elles ne fleurissent pas. Alors elles attendent. La force de cette attente peut peupler les déserts (p. 23).

Soudain des parties de moi surgissent entre parenthèses (p. 35).

Entre des blocs de songe s’infiltre, comme une aube, la peau éveillée de la musique (p. 37).

Une notion enrichissante chez Juarroz est aussi celle de fidélité. Un de ses livres s’intitule Fidélité à l’éclair, et je lis dans un Fragment vertical qu’il existe de même une « fidélité à l’imagination » :

(…) Sans fidélité à l’imagination, il n’y a pas de poésie : sans fidélité à l’image créée (p. 80).

Je fais intervenir les fragments de Juarroz « sans ordre et peut-être à contresens », ai-je écrit tout à l’heure ? Je conçois que mes propos d’aujourd’hui puissent paraître un peu boiteux. Mais Juarroz me dit maintenant :

La seule manière d’accueillir une création, c’est de la créer à nouveau et peut-être de s’y recréer avec elle (p. 79).

* Un harmonique est un son musical dont la fréquence est un multiple entier de celle d’un son de référence. Même s’ils sont plus aigus et plus faibles en intensité, ils participent à notre perception du timbre de la note.

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Perdre sa perte

En lisant l’autre jour, grâce à C. Ferrandiz, cette phrase d’une « poésie verticale » de Roberto Juarroz :

Solamente si has perdido tu pérdida, cortaremos el hilo para empezar de nuevo

« C’est seulement si tu as perdu ta perte que nous couperons le fil pour recommencer »,

j’ai éprouvé une sensation de bien-être avec ce « nous » amical qui doit m’aider à couper des fils.

Mais j’ai pensé aussi à l’enveloppe agrafée, déchirée, et vide que j’ai trouvée un jour dans la poubelle du vieil About après son départ définitif de chez lui. On y lisait ces mystérieux mots écrits de sa main :

Trouvé après perte de la perte de tout d

Dans cette interminable « perte de la perte d… » ‒ chaque perte m’évoquant une des marches de l’escalier que descend le damné de Baudelaire sans lampe et sans rampe ‒ quelle perte avait-il trouvée, agrafée dans l’enveloppe, et tout de suite perdue dans la poubelle ?

Je ne le saurai jamais car je crois avoir aujourd’hui perdu la perte de sa perte.
Et le fil n’a pas besoin d’être coupé car il se résorbe, comme un point de suture, dans cette perte de la perte.

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La poutine et l’oxymore

La panne de la fonction Mailpoet qui permet aux abonnés de ce blog de recevoir des alertes par mail à chaque nouveau billet a été, je crois, réparée aujourd’hui. Ce billet pas très sérieux doit me permettre de m’en assurer.

Quand je me promène nez en l’air dans les rues de Paris, certains noms de boutiques attirent un instant ma curiosité.

Pour celui-ci : ai-je affaire au refuge de l’ex-femme de Vladimir, ou bien à celui de sa maîtresse, Alina Kabaeva, ex championne de gymnastique rythmique qui selon le magazine Gala a disparu pendant un certain temps de la circulation ? Aurait-elle créé un centre de fitness à Paris ?
En m’approchant j’ai vite vu que ce n’était pas ça du tout. Aucun Canadien n’ignore qu’une poutine est un plat emblématique du Québec qui contient « de savoureuses frites, du fromage en grains, de la sauce brune, et diverses garnitures : viande hachée, poulet, etc. »

Et celui-ci ? Drôle de nom pour une pizzeria, l’oxymore étant, comme on sait, une alliance de mots contradictoires (« obscure clarté »). Qu’est-ce qu’un oxymore alimentaire ? Alliance sucré-salé ? Cru-cuit ? Frais-pourri ? La personne qui a ouvert ce lieu est peut-être un de mes anciens élèves de 1ère à qui ce mot aurait plu ? Il y en avait un qui voulait devenir cuistot, me suis-je souvenue. Peut-être rêvait-il du restau qu’il allait créer tout en écoutant mon cours à moitié. La curiosité m’a poussée à entrer dans cette pizzeria que les confinements rendent un peu morose, malgré des services Deliveroo et Uber Eats conséquents. La jeune femme enjouée derrière le bar m’a répondu sur le ton de l’évidence : « Parce qu’il s’agit d’une pizzeria française ».
Il suffisait d’y penser.

P.S. En déroulant le blog, vous aurez un billet plus savant qui, en raison de la panne de Mailpoet, vous a peut-être échappé, sur les vers à soie chez Cervantes, Michel Butor et Estela Puyuelo.

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Des vers à soie

Le ver à soie est un animal que la littérature affectionne par son pouvoir de métamorphose en papillon. Mais c’est sa faculté de filer de la soie pour s’en revêtir qui est évoquée de manière très particulière par Cervantes dans une de ses Nouvelles exemplaires, Le Jaloux d’Estrémadure, que je résume rapidement :

Carrizales, hidalgo de la région d’Extremadura, dissipe dans sa jeunesse son patrimoine et reconstitue pendant vingt ans sa fortune au Pérou avant de revenir chargé d’or au pays. Il décide alors de se marier et prend pour épouse une jeune fille pauvre de 13 ou 14 ans afin de mieux la tenir sous sa coupe : Jamais on ne vit monastère si fermé (…) ni pommes d’or si bien gardées. Bien sûr la jeune femme saura tromper sa surveillance et Carrizales la surprend dans les bras d’un amant. Pris d’une apoplexie, il constate avant de mourir :

Yo fui el que, como el gusano de seda, me fabriqué la casa donde muriese, y a ti no te culpo ¡oh niña mal aconsejada!

C’est moi qui, tel le ver à soie, me construisis la maison où je devais mourir, et ce n’est pas toi que j’accuse, ô pauvre enfant mal conseillée ! (Traduction de Jean Cassou, bib. de la Pléiade).

Il n’y aura aucune résurrection pour le triste Carrizales qui a filé dans sa vieillesse la soie morbide de la séquestration jalouse.

Cette métaphore du ver à soie est plus volontiers – et de manière plus euphorique – liée à la création littéraire, comme le résume Michel Butor dans Légendes à l’écart que je citais l’autre jour :

Beaucoup d’écrivains ont pris comme métaphore le fil du ver à soie. Ce fil est sécrété par le ver, la chenille qui va faire un cocon qui va l’entourer, et puis une fois que le cocon sera complet, eh bien la métamorphose de la chenille en papillon va se réaliser. On peut trouver ça chez Proust et chez beaucoup d’autres. On peut très bien dire que l’écriture est une sécrétion, un fil qui se tord de toutes les façons, et un fil dans lequel il y a souvent des embranchements. Quelquefois c’est plus compliqué, on sécrète des réseaux, des dentelles. Mais c’est une métaphore très traditionnelle et très éclairante (p. 107).

Jardin du Retiro, Madrid

Une des dernières en date à avoir filé la « métaphore éclairante » est Estela Puyuelo dans son recueil de poèmes Todos los gusanos de seda ; Tous les vers à soie, dont la version française est en préparation. L’auteure parcourt de poème en poème les cinq âges larvaires de la chenille, avant le moment où elle fabrique le cocon dont elle sortira métamorphosée.
Le pluriel « tous les vers à soie » signifie qu’il y en a de plusieurs sortes au cours d’une vie : à chaque étape on peut, comme Carrizales, filer une mauvaise soie qui nous enferme et nous tue : passion dévorante, folie destructrice, démesure ; ou au contraire : crainte paralysante, insipide tiédeur… Les chenilles d’Estela Puyuelo savent filer ce qui empêche les êtres de se développer.

Mais avec ses vers à soie pluriels, Estela Puyuelo englobe aussi l’ensemble de ses lecteurs et les encourage à prendre leur envol. Dès le premier poème chacun de nous est embarqué dans l’aventure : « En toi résident beaucoup de poèmes (…) N’aie pas peur. Sors. Bats des ailes et vole ».

« Bats des ailes et vole », me dit aussi une mouette amie.

P.S. La fonction “MailPoet” qui permet aux abonnés de recevoir une alerte par mail à la publication de chaque nouveau billet est en panne depuis 3 jours. J’ai posté le lien de celui-ci sur ma page Facebook, et voici le commentaire amusant de Jacques Robinet :

“Nous avons de bonnes raisons de craindre de nous entortiller dans les fils de soie. Mieux vaut s’en échapper et … battre des ailes. Tour cela est bien joli, mais ce pauvre Carrizales aujourd’hui ne serait pas mort d’apoplexie, mais en prison! Quatorze ans, c’est trop dangereux. Il faut attendre un peu!
Pour le reste, j’aimerais bien savoir si on parvient à s’envoler un jour avec tous ces fils à la patte qu’on traîne depuis toujours. Ça reste un peu gluant. Aujourd’hui, je m’embrouille. Mieux vaut en rester là!”
Je lui ai répondu qu’en effet, ce Carrizales  pédophile qui spolie en plus les Indiens du Pérou ferait assez mauvaise figure aujourd’hui. 

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Finir un livre

Je ne parle pas ici du livre qu’on lit mais de celui qu’on écrit.
Car toute personne qui prétend écrire des livres se demande, me semble-t-il, à quel moment son livre est vraiment fini. Et bien sûr ceci n’a pas de rapport, si c’est un récit, avec le dénouement qu’elle peut connaître dès le départ.

Comment peut-on être sûr que c’est fini ?

La réponse que j’ai trouvée dans Légendes à l’écart, le livre d’entretiens de Michel Butor avec Kristell Loquet, me semble la plus simple et la plus vraie :

J’avais le sentiment qu’un livre n’était jamais fini. Il y avait des fautes à enlever, on n’en finit pas. Mais il y a un moment où on en a « ras-le-bol ». Alors c’est à ce moment que le livre m’abandonne. Je n’y arrive plus. Donc j’ai besoin de passer la main à quelqu’un d’autre : au lecteur (p. 77).

Je remarque d’abord qu’avoir fini d’écrire un livre n’est pas tout à fait pour Michel Butor un acte de la volonté. C’est le livre qui « m’abandonne », et ça tombe bien car « on en a ras-le-bol ». C’est une sorte de divorce par consentement mutuel, le lecteur potentiel jouant le rôle de la tierce personne à qui on refile un être qu’on ne désire plus.

Michel Butor est, selon ses propres dires, un polygraphe. Mais même quand l’écrivain explore tout au long de son oeuvre, comme Nathalie Sarraute, une matière identique qu’elle considère comme « la pulsation secrète de la vie », il arrive un moment où, probablement aussi par « ras-le-bol » et sans qu’il y ait d’achèvement véritable, elle a le sentiment qu’elle peut, comme à la dernière page de Martereau, ranger sa canne à pêche et plier bagages jusqu’au prochain roman.

Mais… quel est exactement ce moment ?

Je crois que Nathalie Sarraute répondrait à peu près : quand on pense avoir poussé une sensation authentique jusqu’au bout de ses forces.

P.S. J’ai déjà, il y a deux ans, fait sur ce blog et sur un tout autre sujet plus universellement captivant, l’éloge de Légendes à l’écart aux belles éditions Marcel le Poney de Kristell Loquet, livre que je feuillette et relis ça et là avec plaisir. Voici le lien :
http://patte-de-mouette.fr/2019/01/29/habiter-son-patronyme/

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Deux notulettes aigrelettes

Je me souviens d’une expression de Victor Hugo s’apprêtant à décrire Jean Valjean pénètrant dans les égouts de Paris : aucune « attitude superbe » n’est possible à qui marche dans un égout.

Difficile aussi pour le commun des mortels d’être superbe dans une pandémie. Ce qui m’irait le mieux serait l’expression de Henri Michaux : « Nous la vécûmes en fourmis ».

♦♦♦

Il y a tous les jours des porte-parole d’une chose ou d’une autre à qui j’aurais envie de citer le vers de Corneille :

« Ô Ciel, que de vertus vous me faites haïr ! »

(La Mort de Pompée, III, 4).

 

 

 

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La Grosse Bouteille

Pour les vieux habitants de 11ème arrondissement de Paris, le nom moelleux de “rue Moufle” était associé à la non moins réconfortante « grosse bouteille » rouge du bar d’angle qui en ouvrait l’entrée. Objet publicitaire de deux mètres de haut placé là dans les années 50 à la gloire de l’apéritif Picon, elle a été beaucoup photographiée.

Robert Doisneau, 1961

Ce curieux bistro triangulaire appelé de manière éponyme  La Grosse Bouteille a été démoli en 2017 pour aménager le jardin Truillot qui relie maintenant le Boulevard Richard Lenoir au Boulevard Voltaire, offrant une vue dégagée sur l’église Saint-Ambroise.

Il paraît que la grosse bouteille, sans doute trop modeste pour réclamer son inscription aux Monuments Historiques, a été sauvegardée grâce à une pétition. Mais voici ce qu’il en était de ce coin de rue hier, samedi 17 avril 2021, à 14h30.

” … la forme d’une ville/ Change plus vite, hélas ! que le coeur d’un mortel”.

On peut voir notre bouteille sur une photographie (également de Doisneau), en tournant la tête de côté et en penchant le cou vers le haut, sur le mur d’un immeuble qui borde le jardin :

Quatre ans après la démolition, on commencerait à désirer quelque chose d’un peu plus “présentiel”.
De quelle cave de la Ville de Paris la Dive Bouteille attend-elle d’être tirée ?  Sa plus digne place serait selon moi au milieu du jardin Truillot, encadrée en toile de fond par les deux clochers de l’église Saint-Ambroise.

Pour les amoureux de quartiers populaires de Paris, j’ai découvert un blog guilleret  :
http://www.lespritbenuchot.fr/de-la-grosse-bouteille-aux-cent-kilos-11e/

 

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Avec d’Arthez

Tous les lecteurs de La Comédie humaine connaissent Daniel d’Arthez, le vertueux écrivain qui porte au front le sceau du génie et poursuit son œuvre, loin des turpitudes de la vie parisienne, dans la seule compagnie de son Cénacle studieux : Horace Bianchon le médecin, Joseph Brideau le peintre, Michel Chrestien l’homme politique, Léon Giraud le philosophe…

Michel Chrestien et Daniel d’Arthez avec les membres du Cénacle. Estampe de Charles Huard, Maison de Balzac.

Ce personnage parfait pourrait agacer le lecteur si, avec sa franchise irrésistible, Balzac n’en faisait le porte-parole de certaines de ses idées. Dans Illusions perdues, d’Arthez donne, par exemple, au poète Lucien Chardon dont il vient de faire la connaissance ses conceptions sur l’art du roman qui permettent à l’auteur de distinguer clairement sa pratique de celle de Walter Scott.

Mais surtout, Balzac définit, grâce aux membres du Cénacle, le talent d’une manière qui me va droit au cœur :

Presque tous avaient l’esprit doux et tolérant (…) L’Envie, cet horrible trésor de nos espérances trompées, de nos talents avortés, de nos succès manqués, de nos prétentions blessées, leur était inconnue. (…) Le vrai talent est toujours bon enfant et candide, ouvert, point gourmé ; chez lui l’épigramme caresse l’esprit, et ne vise jamais l’amour propre.

D’Arthez dit aussi à Lucien :

N’est-ce pas un viatique fortifiant que de poser le soir sa tête sur l’oreiller en pouvant se dire :
« Je n’ai pas jugé les œuvres d’autrui, je n’ai causé d’affliction à personne ; mon esprit, comme un poignard, n’a fouillé l’âme d’aucun innocent ; ma plaisanterie n’a immolé aucun bonheur, elle n’a même pas troublé la sottise heureuse, elle n’a pas injustement fatigué le génie ; j’ai dédaigné les faciles triomphes de l’épigramme ; enfin je n’ai jamais menti à mes convictions ? »

On trouvera cette leçon un peu barbante et prêchi-prêcha (d’ailleurs Lucien l’oubliera, se laissant pervertir par les séductions du journalisme), mais j’en retiens le refus de la méchanceté qui se prend pour de l’esprit, aggravée aujourd’hui selon moi par une certaine pratique des réseaux sociaux : choquée il y a quelques années par la manière dont une compagnie de beaux esprits facebookiens s’acharnait comme une bande de chasseurs de blaireaux sur un pauvre poète (lui-même du reste un peu prétentieux), je suis persuadée à mon tour que « le vrai talent est bon enfant », et que la qualité d’un commentaire littéraire ne peut pas être gâtée par la pratique de la « critique affectueuse » chère à Roland Barthes.

P.S. Il faut croire que cette phrase sur le “talent bon enfant et candide” m’a frappée, car je m’aperçois à l’instant que je l’ai déjà citée il y a trois ans dans un billet  intitulé  « bonté de Balzac », avec lequel je reste, après ma récente relecture d’Illusions perdues, entièrement d’accord !    http://patte-de-mouette.fr/2018/08/14/bonte-de-balzac/

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De trois choses l’une

1er billet (d’humeur)

Dans la Ville de Paris, les bibliothécaires exercent leur droit de retrait sans prévenir les usagers qui se retrouvent gros Jean comme devant des portes closes. Tous gens devant les portes avec leurs gros  livres à rendre.

Si vous cherchez des personnes qui aiment les livres vous trouverez heureusement les libraires.
J’ai récemment sympathisé avec celui de la librairie Comme un roman, rue de Bretagne, qui m’a chaleureusement persuadée de lire la poésie de Philippe Denis (né en 1947).

2ème billet (de meilleure humeur) : couper les pages

J’ai acheté Nugae de Philippe Denis, publié aux éditions La Dogana de Genève, une des dernières (avec les éditions Lettres Vives) à vendre des livres aux pages non coupées. Le papier en est de si bonne qualité (depuis que je relis Illusions perdues je suis plus sensible à la qualité du papier) que je me suis appliquée à faire du travail propre : j’ai définitivement délaissé mon coupe-papier en bois à tête d’oiseau (vieux cadeau de fête des mères), pour insérer la lame la mieux aiguisée de mon meilleur couteau de cuisine bien à plat entre les pages. Et pour la première fois mon travail est presque impeccable.

J’ai retrouvé en cours d’opération cette joie presque furtive de découvrir sous mon couteau les bribes de phrases qui ouvrent l’appétit de lecture.

À la page 33, je suis tombée exactement sur l’aliment dont j’avais besoin :

Journée de grand vent.
On peut prendre toutes les directions.

C’est d’ailleurs plus un élan qu’un aliment, et ce “grand vent” me pousse vers des métaphores plus aériennes.

3ème billet : envolée vers Philippe Denis

Je ne peux presque rien en dire encore, mais j’ai lu Nugae d’une traite ce matin. Il y a d’abord ce titre mystérieux où il semble qu’un souffle de printemps a déplacé le a du mot nuage. Un coup d’œil sur les dictionnaires me donne une clé : en latin, les nugae (ou naugae) étaient des bagatelles ou des vers légers.

Et la légèreté est bien ce qui caractérise ce poète :

Être exact suppose un tremblement.
Celui que méprise la cible.

Il est ardu de trouver un début à nos commencements. Ils sont si volatils.

J’ai lu ensuite le bel Avant-propos d’Yves Bonnefoy sur ce poète qui « pratique spontanément la brièveté du désir, la brièveté du regard qui permet la transmutation du désir ». Bonnefoy cite :

De la maturité du nuage j’espère
l’éclair ‒
de la pauvreté d’un mot, le surcroît.

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