Les ongles d’un ange

Je trouve dans le récit autobiographique de Sylvia Plath Océan 1212-W (du recueil intitulé Le Jour où Mr Prescott est mort) un amour de la mer qui me réjouit :

Je me dis parfois que ma vision de la mer est la chose la plus claire que je possède. L’exilée que je suis la retrouve, comme les pierres « porte-bonheur » pourpres que je ramassais avec un anneau blanc, ou avec la coquille d’une moule bleue à l’intérieur irisé comme les ongles d’un ange.

La comparaison qui clôt la phrase en douceur me fait penser à cette remarque de Michel Deguy : « Le comme, pour configurer ce qui se soustrait ».

C’est la mer qui va se soustraire à la fin de cette nouvelle mélancolique :

Mon père mourut, et nous nous installâmes à l’intérieur des terres. Sur ce, ces neuf premières années de ma vie se scellèrent comme un navire dans une bouteille – beau, inaccessible, suranné, un joli mythe blanc qui s’envole.

Ce récit est considéré à juste titre comme un des chefs d’œuvre de l’autrice. Il n’y a que son titre qui me chiffonne. « Océan 1212-W » est le numéro de téléphone floridien de la maison de la grand-mère. (C’était du temps où les numéros de téléphone avaient des lettres, et les combinés de longs cous noirs de vieille dame).
« 1212-W » est difficile à retenir, comme beaucoup de titres qui comportent des nombres.

(J’ai même du mal avec Fahrenheit 451. Trois chiffres, sans compter les 2 h… Mais la science fiction excuse tout. Quant à 1984… comme la date devait sembler lointaine une quarantaine d’années avant, quand George Orwell écrivit le roman ! Et comme elle nous semble, quarante ans après, lointaine dans l’autre sens !)

Publié dans Non classé | Un commentaire

La jeune fille

Je regarde ce « Portrait d’une jeune fille » peint par Kokoschka en 1913 et dont le nom n’est pas indiqué sur le cartel. Je vois une adolescente qui n’a pas encore appris l’art de plaire, qui ne sait pas « faire du charme ». Il me semble la comprendre un peu. Pas de décolleté, pas de nœud dans ses cheveux plats. Son bras gauche est tordu, comme atrophié. Le visage est pâle, triangulaire, le regard sérieux, un peu craintif, mélancolique.

Je pense à l’avenir qui l’attend en relisant les réflexions d’un autre Viennois, de cinq ans son aîné, Stefan Zweig, dans Le Monde d’hier :

Pour protéger les jeunes filles, on ne les laissait pas un instant seules. (…) On contrôlait tous les livres qu’elles lisaient et, avant tout, on les occupait constamment afin de les distraire des pensées dangereuses qui auraient pu les assaillir. (…) Une jeune fille de bonne famille ne devait avoir aucune idée de la conformation du corps masculin, ne devait pas savoir comment les enfants viennent au monde, car cet ange ne devait pas seulement se marier vierge de corps, mais aussi l’âme absolument « pure » (…)

Dans l’attente de tout cet inconnu dont elles étaient exclues, elles rêvaient une existence romantique, mais en même temps leur pudeur s’effarouchait que quelqu’un pût découvrir à quel point leur corps aspirait à des caresses dont elles ne savaient rien de précis.

Cette aspiration mêlée de peur, je l’ai connue aussi dans la deuxième moitié du siècle. Mais à mon époque, si les parents nous voulaient “pures”,  les amis se moquaient des “pucelles effarouchées”, comme s’il avait fallu détruire en l’espace de quelques mois tout ce que des millénaires d’éducation des filles avaient accumulé.

Le hasard du calendrier des expositions parisiennes me porte aussi vers cette très jeune fille qu’a choisie, un peu moins de vingt ans auparavant,  Edvard Munch dans un tableau intitulé plus abstraitement : Puberté (1895). L’adolescente est peinte frontalement, embarrassée de son corps, pieds serrés et mains croisées sur son bas-ventre. La grande ombre violette, comme un personnage fantomatique à sa droite, semble  condenser un passé ancestral, préfigurer un avenir menaçant, symboliser l’angoisse imprécise et intense de la Jeune Fille.

Cette fois, c’est à Ibsen qu’avec Giulio Carlo Argan je souhaite me référer :

Le passage de l’état de jeune fille à celui de femme, forcée par son destin à aimer, à procréer et à mourir, n’est pas pour Munch un événement physio-psychologique, mais un problème social : un des thèmes les plus fréquents de la littérature scandinave, d’Ibsen à Strindberg, est précisément celui de la condition sociale de la femme, du lien profond qui l’attache à la nature et à l’espèce, mais qui limite ou empêche sa participation à la vie active et intellectuelle de la société moderne. (…) Cette petite soeur européenne, ou plutôt nordique, des ingénues primitives de Gauguin, a ceci de différent qu’elle redoute son destin : elle sait qu’il lui faudra évoluer au milieu de censures et d’interdictions qui réprimeront ses instincts naturels et limiteront son existence sociale. Le symbole n’est pas situé au-delà de la réalité : il est quelque chose de mort qui se mêle à la vie.

Rien à rajouter.

 

Publié dans Non classé | 5 commentaires

Des monuments avec Baudelaire

Eh bien non, les grues rouges insolentes du plasticien Iván Argote n’ont pas encore fini de se déplacer dans ma tête.

P. me montre très à propos cette critique d’art de Baudelaire tirée du Salon de 1859, VIII, Sculpture :

Vous traversez une grande ville vieillie dans la civilisation, une de celles qui contiennent les archives les plus importantes de la vie universelle, et vos yeux sont tirés en haut, sursum at sidera ; car sur les places publiques, aux angles des carrefours, des personnages immobiles, plus grands que ceux qui passent à leurs pieds, vous racontent dans un langage muet les pompeuses légendes de la gloire, de la guerre, de la science et du martyre. Les uns montrent le ciel, où ils ont sans cesse aspiré ; les autres désignent le sol d’où ils se sont élancés. Ils agitent ou contemplent ce qui fut la passion de leur vie et qui en est devenu l’emblème : un outil, une épée, un livre, une torche (…)

Tel est le rôle divin de la sculpture.

Bien sûr, ajoute Baudelaire, cette critique ne s’applique pas à l’art de l’Egypte, ni à celui de la Grèce, ni à celui de Michel Ange, précis comme une science, prodigieux comme le rêve”, ni à toutes les oeuvres qui proviennent d’une “puissance d’expression” et d’une “richesse de sentiment, résultat inévitable d’une imagination profonde” (…)

On conviendra que la statue Du Maréchal Galliéni par Jean Boucher procède moins d’une “imagination profonde” que d’une “pompeuse légende” avec son socle de femmes multiraciales. Si au moins on avait représenté le personnage sur le toit d’un taxi parisien, pour rappeler ceux qu’il a fait réquisitionner pour contribuer à la victoire de l’Ourcq en 1914…

Il paraît que cette statue est régulièrement maltraitée par des militants anticolonialistes : peinture rouge, voile noir comme ci-dessus, inscription “Au musée” (ce qui ne serait pas une mauvaise idée), etc.

 

 

Publié dans Non classé | 4 commentaires

Deux notes de fin de mois

♦ Espaces urbains (PS du billet précédent)

Me promenant ce matin près du pont des Arts, je me dis que les spectaculaires déboulonnages du plasticien Iván Argote ont beau être fictifs, ils flattent un esprit de révolte un peu juvénile, facile, etc.

Et je vois une plaque discrètement clouée au pied du pont, pas très loin d’une poubelle.

Le texte dit :

A la mémoire de Vercors / (Jean Bruller) / co-fondateur en 1942 des Editions de Minuit / avec Le Silence de la Mer / et des ouvriers du Livre / Qui par leur dévouement, au péril de leur vie sous l’occupation nazie, / ont permis à la pensée française de maintenir sa permanence et son honneur.

Puis je me demande si j’aurais eu l’idée de regarder ce qui se passe à mes pieds avant d’avoir vu la performance d’Argote.

♦ Je ne connais pas la monotonie de la répétition…

… dit Jacques Lèbre.  Je peux me promener tous les jours sur un même chemin sans jamais en éprouver de l’ennui. Entre soi-même aux états d’âme changeants et le dehors aux états d’âme tout aussi changeants il ne saurait y avoir de répétition, encore moins de monotonie. (A bientôt, p. 101).

 Rien à ajouter tant la formulation est nette et complète. Ma récente émotion sur le Pont des Arts en est une preuve.

Un petit grain de sel, pourtant : se promener tous les jours sur un même chemin est reposant pour des gens qui n’ont pas le sens de l’orientation. (Je sais de quoi je parle).

 

 

 

Publié dans Non classé | 7 commentaires

Statuoclastie

Pour la Yoyo

Statuoclastie est le nom que donne l’historien Bertrand Tillier à l’actuelle vague mondiale d’atteintes à des statues jugées emblématiques du colonialisme et des inégalités raciales. Il comprend plus généralement – car le phénomène est loin d’être nouveau – les déboulonnages des statues de rois ou de dictateurs à travers l’histoire (voir Le Monde des Livres du 18 novembre dernier).

Je voudrais parler d’une œuvre qui m’a personnellement frappée, actuellement présentée au centre Georges Pompidou (prix Marcel Duchamp 2022) : la performance vidéo de l’artiste colombien Iván Argote, mimant le retrait de trois monuments à Paris, Rome et Madrid.

(…) A Paris, mon équipe et moi, grimés en agents municipaux avec une grue, avons fait semblant de déboulonner la figure de Joseph Gallieni, ce militaire chargé de la stratégie coloniale française à la fin du 19e siècle. (…) On passe devant et on ne regarde pas. Pourtant celui-ci a un piédestal sacrément misogyne ! Gallieni est ainsi soutenu par quatre femmes de races différentes.

Cette “statuoclastie” d’Argote me semble originale : parce qu’elle est fictive, et parce que Gallieni, comme il le suggère, n’évoque pour la plupart des Parisiens qu’un bout de ligne de métro. Renseignements pris, ce général a en effet mené des opérations brutales en Afrique, en Indochine, et surtout à Madagascar où il a fait massacrer une tribu.

Ceci résonne en moi, car certains de mes ancêtres étaient des officiers coloniaux, des mini-Gallieni représentés en uniforme sur les murs de l’escalier de la maison paternelle, non loin de l’arbre généalogique (où les femmes ne figuraient que par une initiale, comme je l’ai dit ailleurs). Ce basculement magique de mes vieilles statues du Commandeur, cette matérialisation spectaculaire de mes déboulonnages intimes ne pouvait que frapper mon imagination.

Mais ce qui m’a d’une autre manière émue, c’est l’élévation dans les airs, très bien filmée, de la statue de Christophe Colomb qui se tient à Madrid en face de l’appartement où j’ai vécu enfant pendant treize ans. Il est toujours étrange de voir s’envoler un monument familier que l’on croit inamovible.  En Espagne, la date du 12 octobre – débarquement de Colomb en Amérique – est celle de la Fête Nationale appelée  à l’époque Día de la Raza (et aujourd’hui plus sobrement Fiesta Nacional de España). Dans le film, Colomb est amarré,  couché dans un camion et transporté par les rues de la ville, ce qui m’a fait mieux saisir à quel point le surplomb symbolique de cette statue est considérable.

Les spectateurs regardent au Centre Georges Pompidou cette performance filmée assis ou allongés sur des coussins de velours gris qui ressemblent volontairement à des ruines de stèles, de monuments (et involontairement à la moquette du salon de mes parents à Madrid).

« Est-ce qu’on pourrait imaginer un espace public plus horizontal ? » demande Iván Argote.

Volontiers. Mais on a aussi besoin de lever les yeux, dans une ville. Vers quoi ?

Publié dans Non classé | 3 commentaires

Trois moments arlésiens

Leili Anvar est traductrice du persan*. Pour traduire la poésie, dit-elle, l’essentiel réside dans le sens métrique du traducteur qui s’acquiert avec la connaissance par cœur d’au moins 200 poèmes français. Avec cette saine assertion, on ne s’enlise pas dans les débats théoriques.

*Voir notamment Le Cantique des oiseaux de Attar aux éditions Diane de Selliers, 2014, et en 2022 une anthologie de poèmes, Le Cri des femmes afghanes chez Bruno Doucey.

***

Marion Graf (traductrice de l’allemand – en particulier de Robert Walser – et directrice de la Revue des Belles Lettres) me fait découvrir deux poètes allemands : Klaus Merz et Werner Lutz. Dans sa pratique de la traduction l’interprétation a lieu à la fin, après beaucoup de tâtonnements. Elle commence par un mot à mot strict pour bien s’imprégner de la syntaxe de l’auteur, puis amène par petites touches le texte à la syntaxe du français.

J’ai noté ces vers de Werner Lutz :

Brusquement le chemin
fourche et chacun peut s’en aller
où il veut

***

Atelier de traduction du chinois (langue dont j’ignore tout, mais le cas est prévu).

Nous découvrons un texte de Eileen Chang (Zhāng Àilíng), qui parle de sa ville de Shanghai sous occupation japonaise en 1944. Je rafistole le mot à mot donné par la traductrice-animatrice Emmanuelle Péchenart, ce qui donne à peu près ceci :

“Un soir à 10 heures, je lisais un livre sous ma lampe, quand, de la caserne voisine, un clairon s’est mis à sonner quelques accents simples, montant et descendant dans cette grande cité bouillonnante où il est si difficile de rester simple de cœur”.

J’ai trouvé émouvante cette écoute directe d’un instrument solitaire qui suspend un instant le tumulte de la ville (et l’envahisseur que pouvait lui évoquer le clairon militaire).
Mes collègues d’atelier rejetaient le mot cœur et cherchaient des synonymes sur leur smartphone. De mon côté je voulais garder le mot. J’aimerais que, grâce à la traduction des langues asiatiques, on puisse débarrasser coeur de ses connotations mièvres pour lui redonner en français son sens plein de centre de l’être et siège de toutes nos émotions. C’est peut-être trop demander ?

Publié dans Non classé | 2 commentaires

Traduire la musique

Ces Assises de la traduction d’Arles, accessibles et stimulantes, ont allumé des petites lumières en moi.

Il me semble qu’un traducteur ne peut pas être un pédant. Il peut émettre une théorie, faire les traités de traductologie les plus dogmatiques, mais sa recherche reste tâtonnante. Traduire est plus une aventure qu’une science. Le texte de départ se tient là, et le toucher, c’est d’abord l’entendre.

Et si ce texte parle de musique…

Une des premières conférences des Assises était intitulée Ecouter pour traduire, traduire pour écouter, avec Sacha Zilberfarb, traducteur de l’allemand, et Fériel Kaddour, pianiste et musicologue. Sacha Zilberfarb vient de traduire le Beethoven d’Adorno, 400 fragments hétéroclites écrits sur 30 ans dans une langue abstruse et intimidante que certains appellent « adornallemand ». Mais, si j’ai bien compris la conférence, le traducteur français s’aperçoit que cette langue cherche constamment à se tenir au plus près de la musicalité de son objet. La traduire, c’est comme déchiffrer une partition sur une partition de Beethoven.

A un moment, par exemple, Sacha Zilberfarb est tombé, à propos du Trio n°7 à l’Archiduc, sur un terme que, n’étant pas germaniste, je n’ai pas retenu, et qui évoque une rupture, quelque chose que l’on tire en arrière. Or, à l’écoute, la musique décrite dans ce passage est fluide. Sacha Zilberfarb intrigué s’adresse alors à Fériel Kaddour qui, après une réécoute attentive, lui montre (et nous montre sur le piano) que malgré la limpidité du passage, s’y trouve une forme de rupture harmonique, une modulation douce, « comme si quelqu’un se mettait à lire Homère à voix basse et pour lui-même ». Pour rendre ce mot en français, ils ont finalement choisi un terme relativement neutre : « changement de ton ».

Derrière l’épaule d’Adorno, les traducteurs musicologues inventent donc leurs propres écarts en retournant à la source musicale. « Aller et venir sans cesse entre trois pôles, disent-ils : la langue d’origine, celle d’arrivée, et comme pivot entre les deux, la langue sans mots de la musique ».

Précision et liberté.

Beethoven, Trio n°7, 1er mouvement, Allegro moderato :
https://www.youtube.com/watch?v=NHPWU9bKcc4

(D’autres moments des Assises seront donnés dans un prochain billet.)

Publié dans Non classé | Laisser un commentaire

Le Marquis de Sade de Marie-Paule Farina…

… est un joyeux drille plus amoureux des mots que des actes pervers. Je l’avais déjà remarqué dans son livre Le Rire de Sade (2019), mais Voilà comme j’étais, paru en 2022 aux jeunes Editions des instants, est encore plus audacieux par le parti qu’a pris Marie-Paule Farina d’écrire une autobiographie fictive entrecoupée de quelques extraits de l’œuvre de Sade. Ce qui me frappe, dans ce Marquis à qui la parole est plaisamment donnée, est son intense vitalité, avec cette passion d’écrire qui le tient malgré les longues années de prison, l’asile de Charenton, la saisie régulière de ses cahiers par la police…

D’où me vient ce flux de mots que rien ne parvient à endiguer ? Grâce ou malédiction, comment aurais-je survécu, si je n’avais eu en moi ce pouvoir d’enfanter encore et toujours les personnages chimériques peuplant à mon gré les culs de basse fosse où l’on m’a régulièrement enterré ?

Et aussi :

Plus ils brûlent, plus ils censurent, plus je crée, plus j’invente. Et c’est toujours leur portrait qu’ils brûlent ! Je n’étais pas content du premier jet des « Journées », ils m’en ont débarrassé. Ils ont brûlé les sept premiers cahiers de l’histoire d’Adèle, je l’ai refaite en 72 cahiers (…)

Et mieux encore :

(…) Jamais je ne comprendrai un écrivain assez imbécile pour affirmer qu’on reconnaît un bon poète au nombre de pages qu’il n’a pas écrites ; moi, on me reconnaîtra, si l’on me reconnaît un jour, au nombre de pages que j’aurai, envers et contre tout, réussi à écrire. L’écriture ou les travaux d’Hercule de M. de Sade !

 

Cette opiniâtreté qui fait l’écrivain, cet « envers et contre tout », cette énergie, cette bonne humeur persistante sont aussi ceux de l’autrice dès le sous-titre en forme de « nonsense » : Autobiographie posthume. L’exergue de Lewis Carroll nous le dit : comme Alice avec le roi dans De L’autre côté du miroir, Marie-Paule Farina a saisi le crayon qui dépasse l’épaule du Marquis pour écrire à sa place. Son humour, sa finesse et sa grande connaissance de Sade lui rendent possible ce que nul n’aurait osé faire.

Publié dans Non classé | Un commentaire

Les livres qui font lever les yeux

M’installer avec un nouveau livre de Jacques Lèbre pour un voyage en train de deux heures, crayon dans la main droite, carnet sous la main gauche : « 121 pages d’un livre de notes bien aéré… J’aurai fini en deux heures », jugeais-je.

« Jujèje»… (parfois des sonorités me distraient de ce que je veux dire, comme une adolescente qui pouffe à un cours). Je jugeais… j’estimais que lecture et trajet coïncideraient, sans tenir compte de deux choses :

– Que dans un voyage en train à l’étage supérieur, côté fenêtre, par matinée ensoleillée d’automne, on est amené à lever le nez.
– Que Jacques Lèbre se lit nez en bas nez en l’air “et dans tous les sens”.

« Se lit »… j’ai l’air de faire une injonction. Or justement les notes prises par Jacques Lèbre sur dix ans échappent aux injonctions, mélangeant remarques et souvenirs personnels avec des citations d’auteurs aimés.

Par exemple :

Piaillements du matin, plus concentrés, comme un tourbillon toujours à la même place – quelque chose de noué, une boule de piaillements dans la gorge de l’air.

Comment expliquer ce critère de lecture absolument infaillible que je formule ainsi : il faut que je sente quelqu’un derrière ce que je lis.

Ces deux derniers vers d’un poème de Stefan George, traduits par…

Mon train passe trop vite et trop près pour que je puisse lire le nom des gares. Petite frustration.
Le ciel est bleu presque partout. Lèbre parle des nuages qui filent vite, effilochés.

Je pense « buanderie » en me demandant où j’ai lu ce mot récemment, puis je me souviens : c’est chez Christian Bachelin.

Ces mots qui vous traversent… Mes nuages à moi par la fenêtre de ce train n’ont rien d’une buanderie. Nets, légers, angéliques… Un avion trace sa ligne, croise le reflet de la rampe lumineuse du train (pourquoi cet éclairage artificiel en plein jour ?) Les nuages avancent vite aussi, très blancs comme des mantilles, plutôt sortis d’un lavomatic que d’une buanderie.

Les faibles variations d’intensité de la lumière sur la page pendant la lecture, et comment c’est une plus grande clarté qui fait soudain lever les yeux du livre.

… « le ciel étoilé tranquille, vissé d’astres. » (Paul Valéry). C’est bien sûr quand il se fait le plus sensible (et il l’était !) que je suis le plus touché (…) Ces moments où il est finalement assez proche d’un Philippe Jaccottet.

Enfin le train passe plus lentement devant une gare et j’ai le temps de lire « Bueil ». Ce nom a quelque chose de vaporeux. Buanderie ? Par la fenêtre, des lacs avec des cygnes. Jacques Lèbre m’y accompagne :

Les cygnes, comme s’ils avaient encore agrandi le silence. Mais cela n’est pas tout à fait exact. Ce sont eux qui étaient aussi le silence. Grâce à eux, le silence se faisait soudain plus palpable, il devenait soudain visible, délimité dans un corps animal.

Parc Montsouris, cygne noir d’Australie.

Des phrases négatives m’enchantent maintenant dans mon livre, comme cette citation de Tchekhov :

Il n’y a pas besoin de sujet. La vie ne connaît pas de sujet, dans la vie tout est mélangé, le profond et l’insignifiance, le sublime et le ridicule.

Ou cette simple assertion que le poète tire de lui-même :

En matière de poésie : pas d’autorité.

Mon train arrive à Caen à la page 58. A bientôt m’a déjà donné envie de lire ou relire une dizaine d’auteurs et de recopier autant de phrases sur mon cahier de citations.

La deuxième moitié de ma lecture se passe le soir au coin du feu. Je reviens en arrière, repars en avant. Jacques Lèbre entend des oiseaux, croise sur sa route des chevreuils, des biches… parfois mon feu crépite comme des coups de fusil et je sursaute.

Et voici qu’à la page 121 une citation de Peter Handke, ou de Ludwig Hohl par Handke,  dans ce long ruban qui ondule entre les esprits, semble être là pour me tenir lieu de conclusion :

Les meilleurs livres sont ceux qui sans cesse vous font vous arrêter, lever les yeux, regarder les alentours, respirer profondément, se laisser éclairer par le soleil…

 

 

 

 

 

 

Publié dans Non classé | Un commentaire

Trois petites notes de novembre

P.S. Sur le peintre Juan Sánchez Cotán

Sánchez Cotán est, selon le catalogue de l’exposition « Les Choses » du Louvre (sous la plume de Charlotte Chastel-Rousseau), le principal initiateur du genre des bodegones, objets et scènes de cuisine, qui se développa en Espagne à partir du XVIIème siècle.

***

Bonne intelligence

Paul avait l’habitude d’être intelligent. Quand il ne comprenait pas il faisait comme s’il comprenait. Et souvent ça passait. Pierre avait la même habitude. Un jour, Paul et Pierre se sont rencontrés. Ils ne parlaient pas la même langue mais se sont comportés comme s’ils se comprenaient. Et ça a passé.

***

Griffomanie

Quand ma patte était de mouette, j’avais indiqué, sur le côté droit de la page d’accueil “blog de griffomane”. C’était par timidité plus que par agressivité : comme si je n’étais même pas digne d’être une simple graphomane. Maintenant j’ai pris de l’assurance et mon blog n’est plus de griffo ni de grapho. C’est juste un lieu d’exercice.

 

Publié dans Non classé | 5 commentaires