Ce qui est devant être

À propos d’un camembert que je sortais du frigo, m’est venue hier matin la phrase : « Ce fromage est devant être mangé ».

Cette bizarre tournure – où devant n’est pas préposition mais participe présent – reflétait exactement ce que l’aspect de ce camembert, à vue d’œil et de nez, me suggérait : un état où il devait être mangé très vite.

Je me suis alors souvenue de ma vieille grammaire latine et j’ai consulté le chapitre sur l’emploi des modes : l’adjectif verbal, employé comme attribut, exprime l’obligation.
Ex : Colenda est virtus. La vertu (est devant être) pratiquée. Elle doit être pratiquée. Il faut, on doit pratiquer la vertu.

La partie entre parenthèses donne le mot à mot dont je me suis étrangement souvenue quelque soixante ans plus tard.

Drôle de chose que la syntaxe. C’est comme une colonne vertébrale, ou un Colisée interne dont on retrouve les morceaux dans une vieille grammaire  recollée.

(J’entends à la radio que Léa Salamé demande a son invitée : “Est-ce que vous avez changé de logiciel ?” Puis qu’en 2023 la ville de Pantin va s’appeler Pantine pour favoriser l’égalité hommes-femmes. Je vérifie sur Internet que ce n’est pas une blague et me sens revenue dans notre millénaire. Avec ce qui est.)

À suivre.

 

 

Publié dans Non classé | 4 commentaires

C’est l’heure des bilans

A peine ai-je écrit ce titre que j’ai envie de regarder dehors.

Vent dans les bambous. Remue en douceur. Et hoche et penche et tremble.
Petite vie des feuilles et des branches
loin des bilans.

C’est le moment de manger du chocolat.

Vers l’âge de trois ans, comme beaucoup d’enfants, je disais des choses drôles sans le vouloir. Mes parents riaient et j’étais ivre, mais pas longtemps, car il y avait une sœur ou un frère qui disaient : « Nathalie a fait son mot d’enfant ».

Je suis encore hors sujet. Il faut croire que les bilans personnels m’ennuient cette année.
Ceux de l’état du monde aussi.

Le temps passe au presque beau.

Bandes blanches entre les peupliers.

Parenthèses tremblantes et fermes.

 

Publié dans Non classé | 3 commentaires

Petites notes de décembre

Pieds de plomb

Il y a entre les langues de drôles d’écarts.
Par exemple, le Français qui marcherait “avec des pieds de plomb” aurait, imagine-t-on, le pas pesant d’un éléphant dans un magasin de porcelaine.
L’Espagnol qui marche “con piés de plomo” ne touche le sol qu’avec prudence et précaution, dit le dictionnaire de la Real Academia. L’expression pourrait se traduire par   “marcher sur des œufs”, qui évoque, imagine-t-on, chez les Espagnols, une bouillie de tortilla aux éclats de coquilles.

La traduction est un casse-tête.

Un “rompehuevos” ?

Jean de Brunhoff, La Fête à Célesteville

Il y a dans la littérature enfantine de drôles de situations : la famille Babar fait de l’exploration sous-marine en scaphandre et semelles de plomb. Le polisson Arthur s’amuse à retirer ses chaussures, et plus léger qu’un oeuf, remonte à la surface.

Les enfants ne s’en cassent pas la tête.

Illustration de Yomi

♦♦♦

Trouver un ton

Quand on écrit sur un écrivain, il n’est pas facile de trouver un ton qui ne soit ni pédant, ni familier, ni de cette fausse froideur qui se veut intense, avec des phrases brèves, parfois nominales, pour montrer qu’on laisse entendre beaucoup de choses et que c’est au lecteur de continuer le travail. (J’ai en ce moment sur mon bureau un livre de ce type).
J’aime bien les personnes qui, comme Marie-Paule Farina, parlent de Rousseau ou de Flaubert avec un enjouement, une légèreté affectueuse qui n’est pas de la superficialité mais une adhésion souriante. Quant à écrire « l’autobiographie posthume » de Sade, c’est d’une hardiesse dont je ne connais pas d’autre exemple.

♦♦♦

Signe des temps

Je ne m’étais pas promenée sur le boulevard Raspail depuis le siècle dernier. Les immeubles y ont des plaques majestueuses qui ne sont plus de pneumologues, ophtalmologues, cardiologues, gynécologues et oto-rhino-laryngologues, mais de sophrologues, naturopathes, ergothérapeutes, kinésiologues et aromathérapeutes.

Le bien-être se porte mieux que la santé.

Publié dans Non classé | 5 commentaires

Les ongles d’un ange

Je trouve dans le récit autobiographique de Sylvia Plath Océan 1212-W (du recueil intitulé Le Jour où Mr Prescott est mort) un amour de la mer qui me réjouit :

Je me dis parfois que ma vision de la mer est la chose la plus claire que je possède. L’exilée que je suis la retrouve, comme les pierres « porte-bonheur » pourpres que je ramassais avec un anneau blanc, ou avec la coquille d’une moule bleue à l’intérieur irisé comme les ongles d’un ange.

La comparaison qui clôt la phrase en douceur me fait penser à cette remarque de Michel Deguy : « Le comme, pour configurer ce qui se soustrait ».

C’est la mer qui va se soustraire à la fin de cette nouvelle mélancolique :

Mon père mourut, et nous nous installâmes à l’intérieur des terres. Sur ce, ces neuf premières années de ma vie se scellèrent comme un navire dans une bouteille – beau, inaccessible, suranné, un joli mythe blanc qui s’envole.

Ce récit est considéré à juste titre comme un des chefs d’œuvre de l’autrice. Il n’y a que son titre qui me chiffonne. « Océan 1212-W » est le numéro de téléphone floridien de la maison de la grand-mère. (C’était du temps où les numéros de téléphone avaient des lettres, et les combinés de longs cous noirs de vieille dame).
« 1212-W » est difficile à retenir, comme beaucoup de titres qui comportent des nombres.

(J’ai même du mal avec Fahrenheit 451. Trois chiffres, sans compter les 2 h… Mais la science fiction excuse tout. Quant à 1984… comme la date devait sembler lointaine une quarantaine d’années avant, quand George Orwell écrivit le roman ! Et comme elle nous semble, quarante ans après, lointaine dans l’autre sens !)

Publié dans Non classé | Un commentaire

La jeune fille

Je regarde ce « Portrait d’une jeune fille » peint par Kokoschka en 1913 et dont le nom n’est pas indiqué sur le cartel. Je vois une adolescente qui n’a pas encore appris l’art de plaire, qui ne sait pas « faire du charme ». Il me semble la comprendre un peu. Pas de décolleté, pas de nœud dans ses cheveux plats. Son bras gauche est tordu, comme atrophié. Le visage est pâle, triangulaire, le regard sérieux, un peu craintif, mélancolique.

Je pense à l’avenir qui l’attend en relisant les réflexions d’un autre Viennois, de cinq ans son aîné, Stefan Zweig, dans Le Monde d’hier :

Pour protéger les jeunes filles, on ne les laissait pas un instant seules. (…) On contrôlait tous les livres qu’elles lisaient et, avant tout, on les occupait constamment afin de les distraire des pensées dangereuses qui auraient pu les assaillir. (…) Une jeune fille de bonne famille ne devait avoir aucune idée de la conformation du corps masculin, ne devait pas savoir comment les enfants viennent au monde, car cet ange ne devait pas seulement se marier vierge de corps, mais aussi l’âme absolument « pure » (…)

Dans l’attente de tout cet inconnu dont elles étaient exclues, elles rêvaient une existence romantique, mais en même temps leur pudeur s’effarouchait que quelqu’un pût découvrir à quel point leur corps aspirait à des caresses dont elles ne savaient rien de précis.

Cette aspiration mêlée de peur, je l’ai connue aussi dans la deuxième moitié du siècle. Mais à mon époque, si les parents nous voulaient “pures”,  les amis se moquaient des “pucelles effarouchées”, comme s’il avait fallu détruire en l’espace de quelques mois tout ce que des millénaires d’éducation des filles avaient accumulé.

Le hasard du calendrier des expositions parisiennes me porte aussi vers cette très jeune fille qu’a choisie, un peu moins de vingt ans auparavant,  Edvard Munch dans un tableau intitulé plus abstraitement : Puberté (1895). L’adolescente est peinte frontalement, embarrassée de son corps, pieds serrés et mains croisées sur son bas-ventre. La grande ombre violette, comme un personnage fantomatique à sa droite, semble  condenser un passé ancestral, préfigurer un avenir menaçant, symboliser l’angoisse imprécise et intense de la Jeune Fille.

Cette fois, c’est à Ibsen qu’avec Giulio Carlo Argan je souhaite me référer :

Le passage de l’état de jeune fille à celui de femme, forcée par son destin à aimer, à procréer et à mourir, n’est pas pour Munch un événement physio-psychologique, mais un problème social : un des thèmes les plus fréquents de la littérature scandinave, d’Ibsen à Strindberg, est précisément celui de la condition sociale de la femme, du lien profond qui l’attache à la nature et à l’espèce, mais qui limite ou empêche sa participation à la vie active et intellectuelle de la société moderne. (…) Cette petite soeur européenne, ou plutôt nordique, des ingénues primitives de Gauguin, a ceci de différent qu’elle redoute son destin : elle sait qu’il lui faudra évoluer au milieu de censures et d’interdictions qui réprimeront ses instincts naturels et limiteront son existence sociale. Le symbole n’est pas situé au-delà de la réalité : il est quelque chose de mort qui se mêle à la vie.

Rien à rajouter.

 

Publié dans Non classé | 5 commentaires

Des monuments avec Baudelaire

Eh bien non, les grues rouges insolentes du plasticien Iván Argote n’ont pas encore fini de se déplacer dans ma tête.

P. me montre très à propos cette critique d’art de Baudelaire tirée du Salon de 1859, VIII, Sculpture :

Vous traversez une grande ville vieillie dans la civilisation, une de celles qui contiennent les archives les plus importantes de la vie universelle, et vos yeux sont tirés en haut, sursum at sidera ; car sur les places publiques, aux angles des carrefours, des personnages immobiles, plus grands que ceux qui passent à leurs pieds, vous racontent dans un langage muet les pompeuses légendes de la gloire, de la guerre, de la science et du martyre. Les uns montrent le ciel, où ils ont sans cesse aspiré ; les autres désignent le sol d’où ils se sont élancés. Ils agitent ou contemplent ce qui fut la passion de leur vie et qui en est devenu l’emblème : un outil, une épée, un livre, une torche (…)

Tel est le rôle divin de la sculpture.

Bien sûr, ajoute Baudelaire, cette critique ne s’applique pas à l’art de l’Egypte, ni à celui de la Grèce, ni à celui de Michel Ange, précis comme une science, prodigieux comme le rêve”, ni à toutes les oeuvres qui proviennent d’une “puissance d’expression” et d’une “richesse de sentiment, résultat inévitable d’une imagination profonde” (…)

On conviendra que la statue Du Maréchal Galliéni par Jean Boucher procède moins d’une “imagination profonde” que d’une “pompeuse légende” avec son socle de femmes multiraciales. Si au moins on avait représenté le personnage sur le toit d’un taxi parisien, pour rappeler ceux qu’il a fait réquisitionner pour contribuer à la victoire de l’Ourcq en 1914…

Il paraît que cette statue est régulièrement maltraitée par des militants anticolonialistes : peinture rouge, voile noir comme ci-dessus, inscription “Au musée” (ce qui ne serait pas une mauvaise idée), etc.

 

 

Publié dans Non classé | 4 commentaires

Deux notes de fin de mois

♦ Espaces urbains (PS du billet précédent)

Me promenant ce matin près du pont des Arts, je me dis que les spectaculaires déboulonnages du plasticien Iván Argote ont beau être fictifs, ils flattent un esprit de révolte un peu juvénile, facile, etc.

Et je vois une plaque discrètement clouée au pied du pont, pas très loin d’une poubelle.

Le texte dit :

A la mémoire de Vercors / (Jean Bruller) / co-fondateur en 1942 des Editions de Minuit / avec Le Silence de la Mer / et des ouvriers du Livre / Qui par leur dévouement, au péril de leur vie sous l’occupation nazie, / ont permis à la pensée française de maintenir sa permanence et son honneur.

Puis je me demande si j’aurais eu l’idée de regarder ce qui se passe à mes pieds avant d’avoir vu la performance d’Argote.

♦ Je ne connais pas la monotonie de la répétition…

… dit Jacques Lèbre.  Je peux me promener tous les jours sur un même chemin sans jamais en éprouver de l’ennui. Entre soi-même aux états d’âme changeants et le dehors aux états d’âme tout aussi changeants il ne saurait y avoir de répétition, encore moins de monotonie. (A bientôt, p. 101).

 Rien à ajouter tant la formulation est nette et complète. Ma récente émotion sur le Pont des Arts en est une preuve.

Un petit grain de sel, pourtant : se promener tous les jours sur un même chemin est reposant pour des gens qui n’ont pas le sens de l’orientation. (Je sais de quoi je parle).

 

 

 

Publié dans Non classé | 7 commentaires

Statuoclastie

Pour la Yoyo

Statuoclastie est le nom que donne l’historien Bertrand Tillier à l’actuelle vague mondiale d’atteintes à des statues jugées emblématiques du colonialisme et des inégalités raciales. Il comprend plus généralement – car le phénomène est loin d’être nouveau – les déboulonnages des statues de rois ou de dictateurs à travers l’histoire (voir Le Monde des Livres du 18 novembre dernier).

Je voudrais parler d’une œuvre qui m’a personnellement frappée, actuellement présentée au centre Georges Pompidou (prix Marcel Duchamp 2022) : la performance vidéo de l’artiste colombien Iván Argote, mimant le retrait de trois monuments à Paris, Rome et Madrid.

(…) A Paris, mon équipe et moi, grimés en agents municipaux avec une grue, avons fait semblant de déboulonner la figure de Joseph Gallieni, ce militaire chargé de la stratégie coloniale française à la fin du 19e siècle. (…) On passe devant et on ne regarde pas. Pourtant celui-ci a un piédestal sacrément misogyne ! Gallieni est ainsi soutenu par quatre femmes de races différentes.

Cette “statuoclastie” d’Argote me semble originale : parce qu’elle est fictive, et parce que Gallieni, comme il le suggère, n’évoque pour la plupart des Parisiens qu’un bout de ligne de métro. Renseignements pris, ce général a en effet mené des opérations brutales en Afrique, en Indochine, et surtout à Madagascar où il a fait massacrer une tribu.

Ceci résonne en moi, car certains de mes ancêtres étaient des officiers coloniaux, des mini-Gallieni représentés en uniforme sur les murs de l’escalier de la maison paternelle, non loin de l’arbre généalogique (où les femmes ne figuraient que par une initiale, comme je l’ai dit ailleurs). Ce basculement magique de mes vieilles statues du Commandeur, cette matérialisation spectaculaire de mes déboulonnages intimes ne pouvait que frapper mon imagination.

Mais ce qui m’a d’une autre manière émue, c’est l’élévation dans les airs, très bien filmée, de la statue de Christophe Colomb qui se tient à Madrid en face de l’appartement où j’ai vécu enfant pendant treize ans. Il est toujours étrange de voir s’envoler un monument familier que l’on croit inamovible.  En Espagne, la date du 12 octobre – débarquement de Colomb en Amérique – est celle de la Fête Nationale appelée  à l’époque Día de la Raza (et aujourd’hui plus sobrement Fiesta Nacional de España). Dans le film, Colomb est amarré,  couché dans un camion et transporté par les rues de la ville, ce qui m’a fait mieux saisir à quel point le surplomb symbolique de cette statue est considérable.

Les spectateurs regardent au Centre Georges Pompidou cette performance filmée assis ou allongés sur des coussins de velours gris qui ressemblent volontairement à des ruines de stèles, de monuments (et involontairement à la moquette du salon de mes parents à Madrid).

« Est-ce qu’on pourrait imaginer un espace public plus horizontal ? » demande Iván Argote.

Volontiers. Mais on a aussi besoin de lever les yeux, dans une ville. Vers quoi ?

Publié dans Non classé | 3 commentaires

Trois moments arlésiens

Leili Anvar est traductrice du persan*. Pour traduire la poésie, dit-elle, l’essentiel réside dans le sens métrique du traducteur qui s’acquiert avec la connaissance par cœur d’au moins 200 poèmes français. Avec cette saine assertion, on ne s’enlise pas dans les débats théoriques.

*Voir notamment Le Cantique des oiseaux de Attar aux éditions Diane de Selliers, 2014, et en 2022 une anthologie de poèmes, Le Cri des femmes afghanes chez Bruno Doucey.

***

Marion Graf (traductrice de l’allemand – en particulier de Robert Walser – et directrice de la Revue des Belles Lettres) me fait découvrir deux poètes allemands : Klaus Merz et Werner Lutz. Dans sa pratique de la traduction l’interprétation a lieu à la fin, après beaucoup de tâtonnements. Elle commence par un mot à mot strict pour bien s’imprégner de la syntaxe de l’auteur, puis amène par petites touches le texte à la syntaxe du français.

J’ai noté ces vers de Werner Lutz :

Brusquement le chemin
fourche et chacun peut s’en aller
où il veut

***

Atelier de traduction du chinois (langue dont j’ignore tout, mais le cas est prévu).

Nous découvrons un texte de Eileen Chang (Zhāng Àilíng), qui parle de sa ville de Shanghai sous occupation japonaise en 1944. Je rafistole le mot à mot donné par la traductrice-animatrice Emmanuelle Péchenart, ce qui donne à peu près ceci :

“Un soir à 10 heures, je lisais un livre sous ma lampe, quand, de la caserne voisine, un clairon s’est mis à sonner quelques accents simples, montant et descendant dans cette grande cité bouillonnante où il est si difficile de rester simple de cœur”.

J’ai trouvé émouvante cette écoute directe d’un instrument solitaire qui suspend un instant le tumulte de la ville (et l’envahisseur que pouvait lui évoquer le clairon militaire).
Mes collègues d’atelier rejetaient le mot cœur et cherchaient des synonymes sur leur smartphone. De mon côté je voulais garder le mot. J’aimerais que, grâce à la traduction des langues asiatiques, on puisse débarrasser coeur de ses connotations mièvres pour lui redonner en français son sens plein de centre de l’être et siège de toutes nos émotions. C’est peut-être trop demander ?

Publié dans Non classé | 2 commentaires

Traduire la musique

Ces Assises de la traduction d’Arles, accessibles et stimulantes, ont allumé des petites lumières en moi.

Il me semble qu’un traducteur ne peut pas être un pédant. Il peut émettre une théorie, faire les traités de traductologie les plus dogmatiques, mais sa recherche reste tâtonnante. Traduire est plus une aventure qu’une science. Le texte de départ se tient là, et le toucher, c’est d’abord l’entendre.

Et si ce texte parle de musique…

Une des premières conférences des Assises était intitulée Ecouter pour traduire, traduire pour écouter, avec Sacha Zilberfarb, traducteur de l’allemand, et Fériel Kaddour, pianiste et musicologue. Sacha Zilberfarb vient de traduire le Beethoven d’Adorno, 400 fragments hétéroclites écrits sur 30 ans dans une langue abstruse et intimidante que certains appellent « adornallemand ». Mais, si j’ai bien compris la conférence, le traducteur français s’aperçoit que cette langue cherche constamment à se tenir au plus près de la musicalité de son objet. La traduire, c’est comme déchiffrer une partition sur une partition de Beethoven.

A un moment, par exemple, Sacha Zilberfarb est tombé, à propos du Trio n°7 à l’Archiduc, sur un terme que, n’étant pas germaniste, je n’ai pas retenu, et qui évoque une rupture, quelque chose que l’on tire en arrière. Or, à l’écoute, la musique décrite dans ce passage est fluide. Sacha Zilberfarb intrigué s’adresse alors à Fériel Kaddour qui, après une réécoute attentive, lui montre (et nous montre sur le piano) que malgré la limpidité du passage, s’y trouve une forme de rupture harmonique, une modulation douce, « comme si quelqu’un se mettait à lire Homère à voix basse et pour lui-même ». Pour rendre ce mot en français, ils ont finalement choisi un terme relativement neutre : « changement de ton ».

Derrière l’épaule d’Adorno, les traducteurs musicologues inventent donc leurs propres écarts en retournant à la source musicale. « Aller et venir sans cesse entre trois pôles, disent-ils : la langue d’origine, celle d’arrivée, et comme pivot entre les deux, la langue sans mots de la musique ».

Précision et liberté.

Beethoven, Trio n°7, 1er mouvement, Allegro moderato :
https://www.youtube.com/watch?v=NHPWU9bKcc4

(D’autres moments des Assises seront donnés dans un prochain billet.)

Publié dans Non classé | Laisser un commentaire