Cuculiformes

Le coucou gris de chez nous appartient à l’ordre des cuculiformes, disent les ornithologues. Juste avant la fécondation, le coucou mâle présente un petit brin d’herbe au coucou femelle.
C’est bucolique, la copulation des cuculiformes.

Mais comme on le sait, son idylle à peine dénouée, la femelle s’envole vers le nid d’un autre oiseau pour y pondre et laisser les futurs cuculets en couveuse. La voici libre comme l’air. Je devine pourquoi cette pratique a engendré le mot cocu et inspiré la complainte du mari trompé : Ne prenez point femme dans le mois de mai / Moi j’en ai pris une qui s’est foutu d’moé. / J’ai ouï le coucou, j’ai ouï le coucou chanter. (Il y a des variantes).

Ce n’est pas tout : il paraît qu’une fois sorti de l’œuf, le petit coucou se fait nourrir et réchauffer pendant une semaine par ses parents adoptifs. Les bons morceaux de tout, il faut qu’on les lui cède, comme dit Molière dans Tartuffe, quitte à jeter hors du nid les oisillons légitimes Sans délai ni remise, ainsi que besoin est.

Qui croirait que les deux notes claires des cuculiformes recouvriraient tant d’infâmie ?

Bachelard s’amuse de ce que l’esprit des hommes construit à partir des mœurs de cet oiseau :

(L’imagination) se complaît à ajouter des ruses, des savoirs aux habitudes de l’oiseau squatter (…) Cet animal qui dit « cou-cou » connaît bien l’art de se cacher. Il est un plaisantin du jeu de la cachette. Mais qui l’a vu ? Comme tant d’êtres du monde vivant on connaît plus le nom que l’être. (…) S’étonnera-t-on que l’oiseau qui sait si bien se cacher ait pu se voir attribuer une telle puissance de métamorphose que pendant des siècles, au dire de l’abbé Vincelot, « les anciens aient pensé que le coucou se transformait en épervier ?
(La Poétique de l’espace, ch. V, 10).

 

 

Publié dans Non classé | 2 commentaires

Respirer seulement

En annexe du billet précédent sur le goût de vivre qui se dégage du dernier livre de Jacques Robinet, cet inoubliable début de L’Homme des foules d’Edgar Poe :

(…) Il n’y a pas longtemps, sur la fin d’un soir d’automne, j’étais assis devant la grande fenêtre cintrée du café D… à Londres. Pendant quelques mois, j’avais été malade ; mais j’étais alors convalescent, et, la force me revenant, je me trouvais dans une de ces heureuses dispositions qui sont précisément le contraire de l’ennui, — dispositions où l’appétence morale est merveilleusement aiguisée, quand la taie qui recouvrait la vision spirituelle est arrachée (…). Respirer seulement, c’était une puissance, et je tirais un plaisir positif même de plusieurs sources de peine. Chaque chose m’inspirait un intérêt calme, mais plein de curiosité.

Elégance,  simplicité, précision… “Respirer seulement, c’était une puissance”.

Publié dans Non classé | 3 commentaires

Sans y croire pour y croire

Boîte en fer

J’ai retrouvé une vieille boîte en fer carrée « Galettes de Pleyben » pleine de vieilles photos, vieilles lettres de plusieurs époques, vieux carnets de lecture quand j’avais seize ans. Et surtout (il y a plusieurs « surtout » dans une boîte à souvenirs mais celui-ci est le plus saisissant), ce billet de Sarah à Claire, intercepté il y a une dizaine d’années dans une de mes classes :


Peut-être était-ce tout simplement mon cours de français qui leur semblait mortel et le lycée qui les enterrait vivantes. En tout cas,  elles ne sont passées ni l’une ni l’autre à l’acte fatal dans les jours qui ont suivi. Ensuite, Internet me montre que Claire est sortie sans dommage visible du gouffre de l’adolescence.
(Mais Sarah, rigolarde et fragile, où est-elle et qui est-elle dix ans après ?)

Notes de l’heure offerte

Autre âge, autre attachement à la vie.

En lisant Jacques Robinet, on se dit qu’écrire c’est apprendre à mourir, et cinq minutes après on se dit exactement l’inverse.

Je rôde autour de ma mort comme un chien déterre un os caché. Par jeu, sans y croire, pour y croire.

Plutôt déterrer qu’enterrer. Demander au bourreau de suspendre son geste, le temps d’écrire un avant-avant-dernier hommage à la vie :

La joie du noyé qui retrouve la surface de l’eau. Aimer d’autant plus la vie que je la sais, à chaque instant, menacée en moi et autour de moi. L’aimer comme une trêve savourée lors d’un perpétuel combat.

Jacques Robinet enregistre le passage des années et s’émerveille d’être au monde avec une intensité qui me donne l’étincelle d’une alternative au morne constat que « la vieillesse est un naufrage ».

L’âge m’isole et me protège à la fois (…) Tout se rétrécit et, inexplicablement, m’ouvre un espace inexploré.

Quand j’avais l’âge de Claire et de Sarah, aurais-je éprouvé la même joie à écouter la grive et le coucou le mois dernier ; à contempler hier les reflets fantomatiques de l’étang sur les feuilles du marronnier ; à improviser ce matin un taboulé à l’avocat et aux fruits de mer ; à voir, entendre, faire toutes ces petites choses qui nous attachent à la vie ?

 

 

Publié dans Non classé | 2 commentaires

Volontilité

J’ai griffonné l’autre nuit dans un début de réveil :
« Cette volatilité de tout. Des pensées comme des moineaux. Volatilité mais insistance. Retour, volonté. Volontilité. »

Au matin, une journaliste de France Inter conseillait de compter les oiseaux de notre jardin et de transmettre le résultat à un observatoire.
Compter des oiseaux ! Leur dire, comme aux élèves qu’on emmenait en excursion :  “Bougez pas, on vous compte.”

Me revient le poème de Henri Michaux L’oiseau qui s’efface (La Vie dans les plis) :

Il bat de l’aile, il s’envole.
Il bat de l’aile, il s’efface.

Il bat de l’aile, il réapparaît.

J-L. Gérôme (vers 1849). Léonard de Vinci libérant des oiseaux

J’ai l’impression qu’on supporte aujourd’hui moins bien qu’au siècle dernier de voir un oiseau en cage. Tous les jours je passe devant un fleuriste qui étale sur le trottoir des plantes luxuriantes au milieu desquelles trois perruches pépient derrière leurs barreaux d’une manière qui me semble pathétique. Sachant que les perruches se sont bien acclimatées à l’Ile de France, j’ai à chaque fois le projet de les acheter pour les libérer comme faisait Léonard de Vinci.

Après une vingtaine de pas je les oublie.

Volontilité.

(D’ailleurs elles ne sont pas à vendre).

Publié dans Non classé | 3 commentaires

De choses et d’autres

Chose rassurante

Le petit trou qu’ont tous les bons vieux bics à capuchon dans leur corps de plastique. Je me suis toujours dit que c’est par là que le bic respire et ça me fait mieux respirer aussi.
Je ne me trompe d’ailleurs pas, car Internet dit que ce petit trou permet de conserver la même pression d’air à l’intérieur et à l’extérieur du tube pour éviter les fuites.

Mais aussi : l’orifice un peu plus grand figurant au sommet du capuchon évite aux enfants de s’étouffer quand, en panne d’inspiration, ils suçotent leur stylo et avalent le capuchon. Même s’il s’est coincé dans la trachée un filet d’air continuera à passer.

Autre élément rassurant du bon vieux bic à capuchon : sa transparence, qui permet de savoir exactement où en est le niveau d’encre.

Dernière donnée réconfortante : la bille de ce bic est assez résistante pour supporter les mains qui appuient comme des sabots.

C’est à se demander pourquoi il existe d’autres stylos que le bon vieux bic à capuchon.

Chose inquiétante

L’apparition du mystérieux loup gris en Bretagne et son retour dans d’autres coins de France. C’est salué par le monde écologique comme un élément favorable à la biodiversité. Moi qui crains les canidés de plus de trente centimètres j’en suis moins réjouie. J’ai récemment entendu parler d’un original qui travaille en permanence avec un loup dans son bureau. Il dit : « Rien à craindre, un loup obéit au doigt et à l’œil à son chef de meute, en l’occurrence moi. » Je suppose que cet homme jouit d’une certaine autorité auprès des gens qui traitent avec lui.

Chose ravissante

L’autre soir au cours du dîner sur la terrasse, une grive solitaire chantait à gorge déployée sur un poteau. Au loin se répétaient, comme la pulsation voilée de son chant, les deux notes du coucou.

Publié dans Non classé | Un commentaire

Sur les méchants (avec Charles-Louis Philippe)

Pour Marie-Paule Farina

Charles-Louis Philippe, avec la tendresse de cœur que ses contemporains lui reconnaissaient, avait une compréhension  de la question du mal non moins profonde, à sa manière, que celle de Bernanos. Voici le début du récit intitulé Deux Apaches, tiré des Contes du Matin que j’évoquais ici le mois dernier (voir référence dans la colonne à droite “articles récents”).

Ils venaient de lire le récit de la quadruple exécution. Certes, si Bébert et Loulou avaient été du côté des honnêtes gens, ils eussent, comme bien d’autres, pensé : j’aurais voulu les guillotiner moi-même. Mais ils appartenaient à l’autre parti, et ils pensaient :
— Vous croyez nous intimider par la mort. Nous vous montrerons que la mort ne nous fait pas peur.

Supplément illustré du “Petit Journal” du 20 octobre 1907

Ce dessin de presse donne le contexte : des journaux de 1907 lançaient une campagne contre un projet d’abolition de la peine de mort débattu à l’époque, en mettant en avant l’insécurité dans Paris due aux voyous nommés Apaches. Charles-Louis Philippe se démarque de ce parti pris sécuritaire en appliquant, dans le conte, le désir de tuer aux “honnêtes gens” aussi bien  qu’aux malfaiteurs de “l’autre parti”. Il indique aussi implicitement par là qu’il ne se livrera pas à la satire d’un milieu ni à un plaidoyer abolitionniste.

Ces deux Apaches débutants trouvent vite l’occasion qui les transforme en larrons :

Un peu plus haut, ils aperçurent un ivrogne. Il marchait sur deux jambes sans force, sa tête semblait vouloir accompagner ses pieds ; il causait avec le trottoir. Il disait :
— Moi, je rentre. Je ne fais de mal à personne. Je suis un ouvrier, et je rentre.
Il avait tant de mal à rentrer qu’il en parlait. Ils le bousculèrent un peu et se mirent à rire parce que, pour ne pas tomber, il dut parcourir un grand espace et prendre le temps de rassembler les lourds mouvements qui le redressèrent. Il s’arrêta pour reprendre des forces, pour les regarder et pour leur expliquer :
— Moi, je rentre. Je ne fais de mal à personne. Je suis un ouvrier, et je rentre.
Il paya pour les autres. Ah ! ils veulent tuer les mecs ! Ce fut Loulou qui lui dit :
— Cochon, tu veux nous tuer !
Il leur vint une idée :
— Si on le piquait un peu, pour lui donner du courage ?
Ils sortirent leur lame, rangèrent le bouchon dans leur poche et lui donnèrent d’abord des coups de pointe dans le dos. Il leur semblait piquer la société tout entière et se venger d’elle. Il se passa quelque chose qu’ils ne purent accepter. Ce fut comme si la société protestait. L’homme se mit à crier. Il criait si fort, la canaille ! Ah ! Il voulait leur tenir tête ! Loulou saurait bien le faire taire. Il répéta :
— Cochon, tu veux nous tuer !
Il leva la lame et la plongea entre les deux épaules de l’ivrogne. C’était une bonne lame. Elle rentra jusqu’au bout. L’homme tomba.

« Il avait tant de mal à rentrer qu’il en parlait » : cette remarque sur l’ivrogne et la description qui la précède nous donnent un aperçu de la simplicité si juste de Charles-Louis Philippe. Puis, les exclamations des Apaches nous mettent un instant dans la peau des deux assassins qui créent leur mobile en l’invoquant. Ceci me rappelle la terrible Fable du Loup et l’agneau, avec cette manière perverse qu’ont les agresseurs d’hier et d’aujourd’hui, dans la sempiternelle comédie de la violence, de retourner la situation en jetant les torts sur la personne agressée :

Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ? / Dit cet animal plein de rage :/ Tu seras châtié de ta témérité.

Illustration de Gustave Doré pour la fable de La Fontaine “Le Loup et L’Agneau”

Je retrouve aussi l’inépuisable mauvaise foi de la méchanceté qui aime généraliser ou extrapoler pour mieux s’exercer : Ah ! ils veulent tuer les mecs !  (Si ce n’est toi c’est donc ton frère).

Je citerai pour finir, grâce à Marie-Paule Farina, cette réflexion de Jankélévitch qui me semble tout résumer :

On ne désarme pas le méchant en se faisant tout petit ; bien au contraire il vous en voudra justement d’être petit et misérable… le méchant hait sa victime bien qu’elle ne soit pas haïssable, et même justement parce qu’elle n’est pas haïssable.(…) Pour le méchant la personne a un tort inexpiable à se faire pardonner, un tort radical originel… le tort d’exister.

Publié dans Non classé | 6 commentaires

Trois fils d’avril

Petit Poucet

Samedi, un garçon de six à sept ans marchait tout seul en pleurant dans l’avenue Ledru-Rollin, repoussant la sollicitude des passantes. En guise de cailloux, il tenait contre son oreille gauche un smartphone plus grand que sa main.

***

En tout cas

Je me souviens que c’est une expression que j’ai su dire très jeune, vers l’âge de trois ans. Sans être capable d’en décomposer les termes j’aimais prononcer cet entouka ouvert comme une aile accueillante.

Je me souviens aussi qu’à peu près au même âge, Louise, s’amusant à classer de diverses manières les fioles et savons du bord de la baignoire, aimait répéter en fonction de.

Je me souviens enfin des par contre que disait Lazare à l’âge de deux ans.

Mieux que beaucoup de noms du lexique, ces expressions me semblent des clés sûres pour ouvrir l’esprit.

                                                                               ***

Linéament

L’âge aidant, les mots que l’on cherche se dérobent. Mais il arrive parfois au contraire que l’on se réveille avec un joli mot en tête, un mot sans lien visible avec rien. Ce matin, linéament s’est déroulé en moi comme une jeune feuille de fougère.

Les linéaments (mot souvent employé au pluriel) sont, dit le dictionnaire CNRTL, les premières traces de l’embryon chez tout être vivant. « Les premiers linéaments de l’organisation, […] les premières ébauches de l’ordre des choses et du mouvement intérieur qui constituent la vie se forment tous les jours sous nos yeux. » (Lamarck, Philosophie zoologique).

Tolia en lévitation (Photo N et JM Levinson)

Publié dans Non classé | 2 commentaires

Un navire de haut bord (rêverêverie)

Un très haut navire est à quai. Sur le pont supérieur on voit l’impératoriteur, raide et blanc. En contre-plongée, très haut et très gradé. Comment va-t-il mettre pied à terre ? Aucune passerelle n’est assez haute et l’impératoriteur ne veut pas condescendre d’un étage. On avance une grue. Il s’installe sur la plate-forme et salue la ville en levant les bras. Puis il descend un escalier tournant, on le voit un peu entre les mailles du fer. Il fait un froid humide, crachinant. L’impératoriteur et sa suite sont maintenant debout sur le quai, accueillis par des responsables municipaux de moyenne envergure. Un groupe de majorettes a terriblement froid aux cuisses, et je ne peux plus fixer mon attention sur l’impératoriteur, happée par leur chair de poule et leurs lèvres violettes qui grelottent et gèlent mon récit. Ssssautent… pied sur l’autre, se fffrottent… mmains,…. cccuisses, se ssss dans le dos, se frrrr… mains… cccc.

Me laissant posséder par un détail insignifiant je ne sais plus finir mon histoire.

Mon ami Dany Pinson me propose cette belle image du film d’animation de Sylvain Cholet Les Triplettes de Belleville, et il ne fait pas de doute que ce navire est de très haut bord.

Merci à lui.

 

Toutefois, s’il me fallait décrire l’image qui figurait dans mon rêve, elle ressemblerait plutôt à ceci :

Al Lissitzky, Tribune de Lénine

 

Publié dans Non classé | 5 commentaires

Un bourgeon de platane (avec Charles-Louis Philippe)

Alors que je lisais au square la semaine dernière, est tombé sur mon livre un bourgeon de platane, comme un petit oursin aux piquants doux. J’y ai vu un signe de paix et un encouragement à la lecture.


Le livre que j’avais sur les genoux était les Contes du Matin, que Charles-Louis Philippe écrivait pour le journal Le Matin au début du siècle dernier. Les éditions Manucius les ont republiés en février 2022.

L’œuvre de ce fils de sabotier est classée par Wikipedia dans la littérature populiste car elle est « au service des humbles ». Les personnages des Contes du Matin sont pauvres ou marginaux en effet, comme les souteneurs et les filles publiques de Bubu de Montparnasse que j’ai lu dans la continuité. Mais l’étiquette « populiste » a en art quelque chose de sentimental (« une touchante attention au sort des petites gens », cite le dictionnaire CNRTL), qui ne dit pas comment la pensée vigoureuse de Charles-Louis Philippe donne à ses phrases un inimitable accent de vérité.

Voici par exemple la pénétration avec laquelle il décrit Maurice, le maquereau surnommé Bubu :

Au bout d’un mois, il la battait, mais non pas par méchanceté. Voici : Maurice, qui avait le caractère résolu, classait trop nettement les connaissances humaines. Comme l’empereur Charlemagne, il avait mis d’un côté les idées qui ne lui plaisaient pas et de l’autre celles qui lui plaisaient. Il pensait : « Là-bas c’est l’erreur, mais ici c’est la vérité ». Comme l’empereur Charlemagne, il n’avait pas le sentiment des nuances. Il ne comprit jamais, par exemple, que l’on se lavât le visage avant de se laver les mains.

Ce n’est pas la bassesse morale qui est dépeinte mais, sans ironie facile, l’intellect limité d’un personnage qui à Montparnasse peut faire figure d’empereur. Il commence à battre sa Berthe parce qu’elle met le sel et le poivre sur les œufs au plat juste après les avoir cassés au lieu d’attendre qu’ils soient cuits : « Il la gifla, persuadé qu’une gifle renforcerait en elle le sentiment de la vérité. »

Et voici quelques pages plus loin, dans un registre différent, l’évocation d’une soirée au bord de la Seine :

Le soir était doux et flottant. Tout le long de la Seine il y avait un peu de vent qui coulait comme l’eau et semblait suivre les feuilles. Les ombrages, légèrement balancés au-dessus des passants, parlaient à leur âme et lui donnaient des balancements légers. On aimait toutes les choses parce qu’elles étaient reposantes. La Seine, le ciel et les voitures brillaient modestement et la ligne des quais, avec ses arbres, semblait une allée où l’on se promène et où l’on s’isole.

Ce « on » qui nous englobe simplement et cette attention si sensible aux souffles et aux ombres me semblent aller bien au-delà de ce qu’on trouve dans un roman populiste.

Charles-Louis Philippe, après avoir écrit dans la Revue Blanche, a collaboré à la NRF dès le premier numéro. André Gide, dans son Journal de 1909, consacre une dizaine de pages à la mort prématurée de cet ami qu’il tenait en grande estime. Il dit notamment qu’un certain nombre de contemporains, appréciant sa modestie et les qualités « exquises » de son cœur, ont sous-évalué son talent :

(…) Ce n’est pas avec cela seul qu’il fût devenu l’admirable écrivain qu’il put être. Un grand écrivain satisfait à plus d’une exigence, répond à plus d’un doute, nourrit des appétits divers. (…) On pouvait examiner Philippe en tous sens ; à chacun des amis, des lecteurs, il paraissait très « un » ; mais aucun ne voyait « le même ». Et les diverses louanges qu’on lui adresse peuvent bien être également justes, mais chacune prise à part ne suffit pas. Il porte en lui de quoi désorienter et surprendre, c’est-à-dire de quoi durer.

On dit qu’un platane peut vivre mille ans. Charles-Louis Philippe – qui porte plus d’un bourgeon aux piquants doux – « a de quoi désorienter, surprendre et durer » quelques siècles, et je vais continuer à le lire.

(À suivre)

 

,

 

Publié dans Non classé | 7 commentaires

Musaraignes du matin

Maman, qui avait une belle silhouette dans sa jeunesse, disait sur ses vieux jours, impitoyable envers elle-même, que les vieilles dames sont soit grosses soit maigres.
Dans le domaine moral, je pourrais dire à mon tour que les vieilles dames sont soit aigres soit mièvres, et si on me demandait de choisir, je préfèrerais être mièvre qu’aigre.

Mièvrkègre ? Sortons de ces définitions désagréables. « Rien ne rend plus vieux que d’avoir sans cesse à l’esprit l’idée qu’on vieillit », dit Lichtenberg.

Mais pourquoi Musaraignes dans le titre de ce billet ? Parce que j’ai rêvé cette nuit de petits rongeurs qui presque tous ont filé au réveil. Les Muses du matin ne m’ont laissé ronger que quelques maigres araignées à l’ail aigre et au miel mièvre.

P.S. En anglais, musaraigne se dit shrew, qui désigne aussi une femme acariâtre. The Taming of the Shrew, « L’apprivoisement de la musaraigne », est le titre shakespearien de La Mégère apprivoisée. Décidément, cette matinée à un goût aigre.

P.P.S. Wikipedia dit que les musaraignes sont des animaux paisibles et sympathiques. Et j’ai déjeuné hier avec deux vieilles dames minces et pas toujours aigres.

 

 

 

 

Publié dans Non classé | 6 commentaires