Dernières notes de janvier

Question de place

Il y a des jours où, je ne sais pas pourquoi, tout ce que je fais ou dis est un peu à côté de la plaque. Hier, en allant au marché, un Monsieur m’a dit “bonjour”. J’ai répondu poliment, puis je l’ai dévisagé et lui ai dit : “On se connaît ?” Gêné, il a marmotté quelque chose d’incompréhensible et s’est détourné.

Puis, chez mon vendeur préféré de pommes, poires, endives, la queue était longue. Il n’y avait plus que deux personnes devant moi quand j’ai vu arriver une non-voyante. Je l’ai prévenue de l’attente et lui ai proposé ma place. Elle m’a répondu : “Mais non, j’attendrai comme tout le monde”. Elle s’est mise en bout de file en répétant : “Je fais la queue comme tout le monde”.

Autre question de place 

Dans le métro, une dame grande, un peu vieille (quatre ans de moins que moi, peut-être ?) me demande avec angoisse de lui céder le strapontin sur lequel je suis assise. Je me lève, légèrement étonnée car le strapontin d’à côté est libre (près d’un homme debout qui consulte son téléphone). Elle ne s’assied pas et dit, suppliante, au bord des larmes : « Je suis électrosensible et ne supporte pas les téléphones ! ». Elle regarde autour d’elle d’un air éperdu, puis descend précipitamment à la station suivante. Que pouvais-je faire pour elle dans ce wagon plein de smartphones, comme tous les wagons de tous les métros de partout ?

Au musée du Louvre une demi-heure plus tard, je suis frappée par la ressemblance de cette femme (qui n’avait pas tout à fait quitté mon esprit) avec le modèle d’un portrait de Géricault : La Monomane du jeu, appartenant à la série des cinq “Monomanes”. Même visage en longueur, même regard tourné vers le dedans.

Chez moi, Internet me dit que l’hypersensibilité électromagnétique (HSEM) est reconnue par l’OMS sans que soit identifié le syndrome qui en est la cause. Puis je navigue vers des photos des extraordinaires Monomanes de Géricault, et enfin vers un article de Jean-Yves Tadié, Proust et la peinture : il analyse comment l’écrivain, à travers son narrateur ou certains de ses personnages, aime à retrouver dans la peinture des traits particuliers des personnes qu’il connaît.

 

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Bibliophilie

Je n’ai rien d’une bibliophile. Les beaux livres ont tendance à m’intimider car je ne traite pas extrêmement bien les livres ordinaires que je possède.

Lionel Ray, “Les Récits de l’ombre et autres poèmes”, Gallimard, 2023, p. 22.

Or, ayant récemment eu à rédiger une note de lecture sur le dernier recueil du poète Lionel Ray, Les Récits de l’ombre, publié l’automne dernier chez Gallimard*, je me suis aperçue que deux séries de poèmes de ce livre avaient été préalablement publiées aux éditions d’art FMA en 2020 et 2021, avec des illustrations originales du peintre Bernard Alligand. Je suis allée voir ces livres et j’ai rencontré Bernard Alligand et Françoise Maréchal-Alligand, l’éditrice, avec lesquels j’ai sympathisé.

Site internet des éditions FMA

Le Récit des ombres est un leporello (livre que l’on peut déplier comme un accordéon). Ce qui séduit d’abord, c’est l’image d’un homme seul assis dans un noir profond devant une baie lumineuse — par exemple un poète à sa table de travail dans l’ombre d’un lieu illuminé d’un grand vitrail. Mais j’ai été surtout étonnée par d’autres peintures représentant, en contre-plongée, un gratte-ciel. Aucun des poèmes du recueil ne fait, à ma connaissance, allusion à un  immeuble particulier (si l’on excepte une “dédicace”, parmi d’autres, “À des architectures sévères”). Or la veille, me promenant dans Paris, j’avais levé les yeux sur un édifice, et pensé fugacement à Lionel Ray, me disant que c’était une poésie qui donnait une architecture solide à sa profonde mélancolie : “Avec les mots construire le temps d’après, / Le temps d’avant, et regarder” (p. 38).

“Le Miroir de personne”, éditions d’art FMA, 2020.

Le deuxième livre des éditions FMA, intitulé Le Miroir de personne, est encore plus extraordinaire. Sa surface est argentée, brillante comme un miroir, et en même temps granulée ou gaufrée, ne reflétant rien. C’est exactement un « miroir de personne » dont on peut sentir au toucher le grain noir, comme une plage de lave ou de sable calciné.

Je me suis procuré ces livres et les ai installés chez moi bien en vue. Non pour faire joli, mais parce qu’ils me font découvrir une manière de lire inconnue de moi : plus fugace (mon regard accroche parfois une page en passant), plus tactile, plus rêveuse (ou différemment rêveuse), et en même temps moins séparée du monde. Je les ouvre n’importe où, les change de place, les penche de haut en bas et de gauche à droite… je découvre  à chaque fois des détails nouveaux et prends avec eux des libertés qui n’ont plus rien à voir avec mon griffonnage habituel (que je conserve toutefois avec “les livres de travail, car les marges c’est fait pour être occupé”, m’ont dit l’autre jour avec bienveillance Françoise et Bernard Alligand).

* Cet article sur Lionel Ray devrait paraître dans le numéro de printemps de la revue Diérèse de Daniel Martinez.

 

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Chagrin de mots 2

« Parfois les mots tournent mal », disais-je ici l’autre jour.

J’étais prête à accueillir dans mon vocabulaire personnel le mot attrition dont les sonorités mélancoliques me plaisaient. Je voyais un vieillard barbu assis, la tête dans la main, accompagné d’un chien efflanqué. Ou un personnage comme celui qui apparaît au début du dernier film de Victor Erice, vivant de ses regrets dans une propriété nommée Triste le roi.

Attrition signifie au départ « usure par frottement » et s’emploie en médecine. On l’a aussi, hélas, entendu récemment dans un sens militaire à propos de l’Ukraine (et c’est peut-être pour ça que le mot me trotte dans la tête) : “guerre d’attrition”.

En théologie, le mot désigne le regret d’avoir offensé Dieu. Mais c’est une contrition un peu intéressée, dominée par la peur des peines de l’enfer.

Voilà qui commence à manquer d’allure.

Attrition est enfin un terme de marketing. L’attrition de la clientèle — churn en anglais — c’est la perte totale ou partielle de clients pour une entreprise. Cela se mesure par un taux d’attrition, churn rate en anglais.

Je sens que sur le marché des mots je ne vais pas retenir cette offre qui me donne soudain envie d’éternuer : churn… churn… atttrition… attttrition…

Illustration de Kate Greenaway (1846-1901)

Les mots tournent mal ? Comme pour dissiper mon humeur chagrine, me revient en mémoire une ronde anglaise qui me montre qu’avec les mots on peut faire tourner les choses comme on veut : Ring-a ring-a rosies / A pocket full of posies / A-tishoo, a-tishoo / We all fall down.

 

 

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Chagrin de mots 1

Parfois les mots tournent mal.

Mutin, par sa proximité avec lutin, est charmant : « Cet enfant a un petit air mutin ». Le mot n’est pas désagréable non plus dans le sens de révolté : « Des soldats mutins abattirent le généralissime ».

Mais sa féminisation peut lui donner une connotation vulgaire : dans « une fille mutine », je ne peux pas m’empêcher de voir une nymphette que l’on peut lutiner.

Je comprends bien que ce n’est pas le mot qui est en cause mais ce qu’on en fait. Si je devais m’en prendre à un mot, ce serait plutôt au verbe lutiner qui donne une connotation espiègle à des privautés agressives.

Illustration de Joseph Pinchon pour L’Arbre de Georges Rodenbach : “Ils sont entrés, ont voulu se mêler à la fête, lutiner les filles”…

Il n’empêche que j’hésite à employer le mot mutine et que ça me donne un peu de chagrin.
(À suivre)

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Mes trois lectures préférées de 2023

L’année est suffisamment proche de sa fin pour que je puisse en être sûre.

(Deux de ces livres appartiennent au siècle dernier, mais les éditions Corti ont publié La Maison disparue en 2023. La lecture de L’Anneau maudit de Lagerlöf (Actes Sud) m’a été suggérée par le retour en salle des films de Viktor Sjöström en septembre dernier).

J’ai déjà posé ma patte sur chacun d’eux cette année. Je me demande maintenant : pourquoi ces trois-là ?

Pas pour leurs idées, leur genre littéraire ou leur sujet. (Parlons vite du « sujet »: j’ai été, par exemple, un peu peinée quand des personnes que je connais rechignaient à lire Triste Tigre de Neige Sinno — numéro 4 dans mes préférences, à égalité avec Lamiel de Stendhal — sous prétexte que : « Ah, encore l’inceste ». Il est injuste de rejeter d’avance un livre pour son sujet).

Ce qui m’a retenue dans ces trois livres c’est plutôt :

• Des phrases surprenantes, émouvantes, drôles ou suggestives : rythme, syntaxe, choix des mots. J’ouvre Jacques Ancet à n’importe quelle page :

On dit : le vent se lève, mais est-ce bien le vent ? Plumes, pétales.

(Surtout « plumes, pétales ». Sans article, comme en train de s’envoler.)

• En lien avec ce premier critère, La création d’un univers singulier. Un personnage d’Adelheid Duvanel s’appelle Hubert Pleinement, n’aime pas les gestes pathétiques, pense que dans la vie personne ne le croit : « Aussi souligne-t-il ses propos de mimiques censées les expliciter ». Duvanel dote ses personnages et ses situations de caractéristiques hétérogènes minutieusement décrites qui parlent à l’imagination.

• Une composition : les éléments s’enchaînent, consonnent ou contrastent. Comme il y a un rythme de phrase, il y a un rythme de pages, de chapitres ou d’ensembles plus grands. On le perçoit bien dans les récits de Selma Lagerlöf, mais aussi dans la progression du poème de Jacques Ancet qui explore son beau titre dans une série de variations musicales. (Triste Tigre de Neige Sinno est, lui aussi, très finement composé. En revanche, Lamiel de Stendhal — son ex aequo dans mon classement 2023 — (dont un personnage “horriblement bossu” a un nom digne d’Adelheid Duvanel, le docteur Sansfin) est fait à la diable, inachevé, et c’est aussi son charme. On croit voir les brouillons barbouillés d’annotations sibyllines et toute l’agitation de l’esprit de l’auteur.)

Je note que sur mes trois livres, deux sont des traductions. On dirait que la langue originale n’est pas nécessaire pour que j’apprécie la beauté d’une œuvre, qui tient finalement beaucoup pour moi à l’énergie qui s’en dégage. J’admire les traducteurs qui ont su transposer cette énergie.

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Une ravie

Confucius revoit calmement sa vie dans un célèbre aphorisme :

À quinze ans, je résolus d’apprendre. À trente ans, je m’affermis dans la Voie. À quarante ans, je n’éprouvais plus aucun doute. À cinquante ans, je connaissais les décrets du Ciel. À soixante ans, j’avais un discernement parfait. À soixante-dix ans, j’agissais en toute liberté, sans pour autant transgresser aucune règle. (Entretiens, livre II, 4).

Deux mille quatre cent quarante-six ans plus tard je lui emboîte enfin le pas.

Lac Léman, décembre 2023

Une grande liberté du septantaire (comme j’appelle en ce moment les gens de 70 ans et plus) est, selon moi, de tomber amoureux de toute sorte de gens et de choses avec plus de cœur et d’imagination que d’agitation hormonale. Ces dix derniers jours, par exemple, je me suis enflammée pour une ville que je ne connaissais pas avant : Lausanne ; et pour un acteur de cinéma : Kôji Yakusho, qui joue dans le film Perfect days de Wim Wenders.  Ce personnage est sans aucun doute l’incarnation de la liberté intérieure qui ne “transgresse aucune règle“.

Kôji Yakusho, photo Dania Maxwell pour Los Angeles Time

La septantaine me fait parfois ressembler à une ravie en bonnet rouge et bras levés, comme celui dont le long buste blanc surgissait d’une fenêtre dans notre crèche de Noël.

Avec la différence qu’aucune bonne nouvelle ne s’annonce en ce Noël 2023 pour le monde.

Mais un autre sage va peut-être me souffler : “Il reste l’Espérance”. Des trois vertus théologales, c’est en effet ma préférée.

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Assise à mon bureau…

… sur un fauteuil pivotant qui me donne accès à une petite bibliothèque, je lisais Henri Michaux : Vous aimez quelqu’un, vous l’admirez ? Essayez plutôt de produire en vous ce qui paraît si extraordinaire en l’autre. (Passages.)

Et l’air s’est fait plus léger. Merci à ce poète qui me libère de la vénération que je lui porte !

J’ai pensé à Beckett  qui conseillait à  Charles Juliet : Éloignez-vous, et de moi, et de vous. 

Et de vous ? Beckett fait maintenant pivoter mon fauteuil vers Antonio Porchia : Et si je ne pouvais m’éloigner de moi, je ne pourrais m’approcher de personne, de rien. Même pas de moi. (Voces reunidas, traduction de ma patte).

… Et Porchia me tourne à son tour vers une semaison de Philippe Jaccottet, via Jacques Lèbre à la première page du Poète est sous l’escalier : L’attachement à soi augmente l’opacité de la vie. Un moment de vrai oubli, et tous les écrans les uns derrière les autres deviennent transparents, de sorte qu’on voit la clarté jusqu’au fond, aussi loin que la vue porte ; et du coup plus rien ne pèse. Ainsi l’âme est vraiment changée en oiseau.

Qu’il est bon, pour l’envol de l’âme, d’avoir un fauteuil de bureau pivotant et une bibliothèque amie dans son dos !

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Souvenir d’une bande d’artistes espagnols

Mes parents avaient à Madrid des amis extraordinaires nommés André et Almudena Magne, dont je parlerai peut-être ici un jour.

Grâce à ces amis, ils ont connu des peintres et des sculpteurs nommés Amadeo Gabino, Manuel Molezún, Antonio Saura (frère du cinéaste), Manuel Hernández Mompó (qui signe ses oeuvres Mompó). Tous ces gens formaient une bande sympathique qui me fascinait quand ils déjeunaient chez nous (ça a dû se produire une fois mais mon souvenir a multiplié cette fois par 10).

J’ai retrouvé dans les affaires de mes parents ce dessin presque effacé de Manolo Molezún (1920-2001) assis à la table de mes parents en train de manger du poulet. En regardant bien, on distingue en haut à gauche le profil de Molezún avec ses lunettes noires et son nez en trompette, et à droite la grosse moustache d’Amadeo Gabino (1922-2004). La légende du dessin est : « ‒ ¿Un cuellito, Amadeo? – No, un pechito. » (Il me semble que le robuste Amadeo a raison de préfèrer le blanc au cou du poulet.) Ils parvenaient à rester chaleureux, créatifs et joyeux sous un régime qui ne favorisait pas la joie (il faut dire qu’ils se déplaçaient en Europe et en Amérique). Aucun d’entre eux, si ma mémoire est bonne, n’avait épousé de femme espagnole.

Voici maintenant le portrait d’une petite fille sage par Mompó (1927-1992). Je me souviens qu’il m’a libérée assez vite.

Pour arrondir ses fins de mois, il faisait parfois des portraits d’amis dans une manière moins expérimentale que ses propres créations. (C’est moi qui ai rogné le portrait dans sa largeur.)

Mompo : Childrens party

Ce goûter d’enfants se trouve au musée d’Art contemporain de Palma de Majorque alors que le portrait de la fillette a fini par arriver chez moi.

Quant à Antonio Saura (1930-1998), très éprouvé dans son enfance par la guerre civile après avoir vu dans la rue un homme fauché par une rafale de mitraillette, puis atteint de tuberculose osseuse, il a navigué entre l’Espagne, Paris et Cuba, et peint une  œuvre poignante, beaucoup plus sombre que celle de ses amis. Je suis en particulier impressionnée par ses “Perros de Goya” (chiens de Goya).  https://fr.wikipedia.org/wiki/Antonio_Saura 

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Eloge des parenthèses

« Soudain des parties de moi surgissent entre parenthèses », dit Roberto Juarroz (Fragments verticaux, 87).

Les parenthèses sont les meilleurs lieux pour se surprendre. Je rêve d’une écriture-parenthèse où surgit ce qu’on croyait relégué.

Filaments d’intériorité. Comme des ailes qui poussent dans le corps des phrases et font voler des bribes de pensées.

Il y a dans la parenthèse quelque chose de furtif qui me rassure et me stimule.
Elle est modeste (ou faussement modeste car elle contient du développement, du déploiement (notamment quand on met des parenthèses dans les parenthèses comme les filandres de pensée des bavards)).

 

Les parenthèses ressemblent à mes bambous.

Ça remue à tous les vents.

 

Elles sont parfois de l’ordre de la trêve.

Comme un arc-en-ciel.

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Dernières notes de novembre

Septantaire

J’ai décidé d’employer ce mot pour moi, à la place du vieux et triste septuagénaire. Quand j’aurai quatre-vingt-dix ans, je me dirai nonantaire (non en terre), mais il faut quand même que je me dare de faire tout ce que j’aime (j’ai appris récemment que l’expression  dare-dare provenait d’un verbe : se darer.)

Les sacs à dos

Ah, les sacs à dos qui vous rentrent dedans dans le métro ! Pour moins m’énerver, j’essaie d’imaginer un bossu qui sans le vouloir me cogne avec sa bosse. (Mais les bossus ne font jamais ça).

Les cahiers de citations

Je parlais récemment de mon cahier Laitière qui a pour couverture le tableau de Vermeer.

Je m’aperçois que je tiens des cahiers dédiés aux citations depuis 2015, l’année où ma patte a ouvert ce blog. Blog et cahier de citations communiquent rarement directement, mais souvent indirectement.

Je viens de ressortir le premier cahier. En lire les citations, c’est le contraire de regarder de vieilles photos où on se dit : « Ah, que j’étais mince et lisse ! »
J’ai l’impression qu’il ouvre une boîte au fond de moi-même.

C’est un peu secret.

 

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