Neige Sinno classe son livre dans l’écriture de témoignage, ou plus globalement dans la “narrative non fiction” (genre qui traite de faits réels avec les outils stylistiques de la fiction). Elle est bien trop modeste : “non fiction”, certes, mais la tenue et la portée littéraires de cette oeuvre sont plus grandes que celles d’un simple témoignage.
Elle sait bien qu’elle n’est pas la première à rendre compte d’abus sexuels sur des enfants, et elle écrit en compagnie de Dorothy Allisson, Christine Angot, Ludovic Degroote, Charlotte Pudlowski… Quand elle parle à son tour des viols et attouchements commis sur elle pendant huit ans par son beau-père, elle le fait avec précision, simplicité, sans rien éluder, et c’est déjà impressionnant. Mais elle inscrit aussi son récit dans une interrogation plus profonde et plus générale sur le mal, visible dès les premiers mots :
Portrait de mon violeur
Car à moi aussi, au fond, ce qui me semble le plus intéressant c’est ce qui se passe dans la tête du bourreau. Les victimes, c’est facile, on peut tous se mettre à leur place.
Parmi ses alliés littéraires essentiels (car cette grande lectrice donne envie de lire ou de relire beaucoup d’autres livres), elle porte son attention, dès l’exergue*, sur Lolita de Nabokov qu’elle analyse :
Que le narrateur soit le coupable, le pédophile, et que le lecteur soit obligé, par l’intermédiaire de la voix narrative, d’entrer dans sa tête, de pénétrer les arcanes de ses raisonnements, de ses justifications, de ses fantasmes, voilà ce qui rend cette lecture si fascinante et troublante.
Elle précise :
(…) ce choix est rare en ce qui concerne les viols d’enfants. En effet, pour tous les autres crimes, on est souvent mis du côté du criminel. On s’imagine volontiers le voleur, le traître, l’assassin même.
Malgré sa position de victime, Neige Sinno cherche à saisir qui est son prédateur. Sans lui donner aucune excuse, elle ne néglige pas les explications sociologiques ou psychologiques de son comportement, mais aucune ne vient à bout de son interrogation. Mieux encore : elle est happée par un mystère qui dépasse largement le propos narratif de ce récit particulier. Car « il existe des zones grises, dans la vie, en général », dont seule la littérature authentique peut rendre compte.
Un passage de la fin du livre est particulièrement intense et troublant.
La narratrice a construit sa vie au Mexique et a une fille de dix ans qui « a toujours aimé les caresses, les massages », notamment au moment de s’endormir.
Je suis seule avec elle dans sa chambre et j’imagine ce que je pourrais lui faire. Il suffirait que ma main change de direction, quelle descende dans sa culotte. Je pourrais caresser sa petite fente si je voulais. Elle serait tellement surprise qu’elle n’oserait rien dire. Je pourrais mettre mon doigt dans son cul, c’est à quelques centimètres, et nos vies en seraient changées à tout jamais.
Un psychologue appellerait peut-être cela « phobie d’impulsion », mais à cet endroit du texte me viennent les mots que se dit le narrateur du Chat noir d’Edgar Poe quand il tue le chat qu’il aimait :
Qui ne s’est pas surpris cent fois commettant une action sotte ou vile par la seule raison qu’il savait ne pas devoir la commettre. N’avons-nous pas une perpétuelle inclination, malgré l’excellence de notre jugement, à violer ce qui est la Loi, simplement parce que nous comprenons que c’est la Loi ?
C’est ce qu’il appelle le démon de la perversité.
Mais la narratrice n’est pas un personnage d’Edgar Poe. Ne restant pas la proie de son vertige muet, elle reprend lucidement pied :
Je joue avec ces pensées, je me torture vaguement. J’ai la certitude absolue que je ne vais pas lui faire de mal. Mais je peux sentir la frontière entre le bien et le mal. Je peux deviner ce qu’ils ressentent, ce rush d’énergie folle qui te traverse, cette adrénaline.
Ces zones troubles ou sombres qui sont en nous et nous mettent au bord de l’irrémédiable font partie de ce qui rend l’écriture de Neige Sinno si captivante.
(Je pensais écrire comme d’habitude un billet de dix-quinze lignes. Quelque chose m’a fait développer davantage et je sens que ce n’est pas tout à fait terminé.
À suivre).
* Cet exergue tiré de Lolita est : C’était vraiment un sentiment très particulier : une gêne hideuse, oppressante, comme si j’étais attablé avec le petit fantôme de quelqu’un que je venais de tuer.