Patte sans mouette ?

La semaine dernière, je terminais sur ce blog une note de lecture par un P.S. :

On remarquera que mon blog ne s’appelle plus Patte de mouette, mais patte tout court. Patte que l’on peut désormais attribuer à n’importe qui et remplir de n’importe quoi… Vais-je devenir moi aussi “une libre” ?

Quelques personnes, avec une inquiétude affectueuse qui me touche, m’ont dit regretter ce changement, et je comprends ça : est-on davantage « une libre » en coupant les ailes dont on s’était pourvue ?

Il est très possible que la mouette revienne, dans sa liberté de mouette, se poser ici. (D’ailleurs elle n’a pas complètement disparu car l’adresse du site reste « patte-de-mouette.fr »).

Mais si depuis un certain temps j’ai envie de la laisser tomber, c’est parce que :

1. Elle fait double emploi avec l’image d’en-tête qui représente nettement des traces de mouette tridactyle.

2. Je craignais, au cours de mes déambulations dans des stations balnéaires normandes, de tomber un jour sur une boutique de cabans, marinières et vareuses qui porterait ce nom. Mes déambulations sur Internet m’ont fait trouver pire : une boutique « Patte de mouette » en ligne vendant toutes sortes d’articles et de vêtements sur le thème « bord de mer » : essuie-tout, trousses, serviettes, porte-clefs, galets décorés, lingettes avec des petits poissons bleus…

3. Autres arguments en faveur de « patte » tout court :

– « Avoir de la patte », « avoir une bonne patte », c’est être habile en art.
– Beaucoup de dessins de Michaux ressemblent à des pattes d’animaux indéterminés
(mais il est vrai que d’autres dessins de Michaux ressemblent à des ailes).
– Beaucoup d’animaux non aviaires ont des pattes agiles, industrieuses, inspirantes : les araignées, les fourmis, les sauterelles, les chèvres. (J’appellerais bien mon site Patte de chèvre si j’étais sûre qu’on ne le prendrait pas pour une web-fromagerie, quoique le nom Pâte me plaise aussi.)

Pour conclure par une ouverture comme le recommandent les manuels de dissertation, les ailes des plus vastes oiseaux des mers peuvent les empêcher de marcher.

Ce document est emprunté à un émouvant article du magazine En attendant Nadeau sur les manuscrits de Baudelaire, qui m’a fait découvrir que la troisième strophe, avec son “qu’il est comique et laid” en claquements de bec, a été ajoutée par Baudelaire sur la suggestion de Charles Asselineau :

https://www.en-attendant-nadeau.fr/2021/09/11/archives-manuscrits-9-albatros/

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Une libre

Voici un livre publié chez Gallimard en 1967, candidat au prix Goncourt, puis disparu des circuits commerciaux jusqu’à sa réédition fin 2021 par les éditions du Chemin de fer qui font là un magnifique travail. Ce récit singulier a fait l’objet de quelques notes de lecture récentes (voir lien ci-dessous).

Je reconnais l’avoir abordé avec un peu de méfiance en raison de son parti pris formel dont nous prévient l’éditeur : c’est le monologue en « une seule longue phrase ponctuée de quelques virgules et majuscules judicieuses » d’une jeune bonne à tout faire qui décide un jour de quitter ses patrons et le logement qu’ils lui fournissent pour devenir « une libre ». Elle arpente Paris avec ses paquets sous les bras, s’assied sur des bancs, tient des conversations avec des passants, reçoit la pluie, prend le métro, découvre la vie dans la rue, décide de s’appeler Renata…

Tout ceci donne, par exemple, p. 73 :

(…) D’accord il y a les bancs, j’ai pensé, mais les bancs il n’y en a pas tellement, alors si tous les bancs étaient pris, où s’assiéraient les autres, Peut-être que je vais m’acheter un pliant, j’ai pensé, et puis j’ai continué à marcher, et puis ça a été plus doux dans mes pensées, et puis j’aimais ce noir tout calme, dans des petites rues où moi et mes paquets on était seuls, et je pensais Eux les gens ils sont dedans derrière les murs, et moi je suis dehors, et eux ils parlent bêtement entre eux avec de la lumière et des tapis et des cigarettes, et moi je marche dans la belle nuit, et alors je me suis arrêtée un instant et j’ai regardé le ciel et j’ai écouté le silence, mais j’avais la frayeur qu’on me chasse, alors je suis repartie, et je pensais Même ça on n’est pas libre (…)

Peu à peu je me suis sentie prise par cette longue phrase qui ressemble à un air qu’on a dans la tête et qu’on scande au rythme de notre marche. Et loin de relever simplement du ressassement, le texte serpente, avec ses « et puis » et ses « et alors », comme une musique de Steve Reich dont le motif se métamorphose à mesure qu’on avance.

Une originalité de ce monologue tient à ce qu’il ne chante pas seulement l’air de son temps mais reprend et annonce celui de plusieurs autres temps. Il peut faire penser à des textes de Genet, de Queneau, de Beckett, tout en possédant un ton bien à lui, une écriture singulière. L’esprit de liberté radical de cette narratrice qui ne supporte aucun étui (le contraire du personnage de la nouvelle de Tchekhov L’Homme dans un étui) préfigure, bien sûr, le slogan « interdit d’interdire » de mai 68. On découvre cependant au fil des pages que se déclarer libre n’est pas la même chose que l’être. Les mouvements de jubilation conquérante de celle qui se sent mieux que “les gens” sont suivis de rétractations qui traduisent une agitation intérieure presque comparable aux tropismes de Nathalie Sarraute. L’attachement de la narratrice à ses paquets qu’elle surveille, réinstalle, rafistole, me rappelle les personnages de Beckett accrochés dans leur errance à leurs quelques maigres « possessions ». Dans ces paquets, les « lettres de Paul » auxquelles Renata semble tant tenir confèrent au personnage une touche de sentimentalité naïve contrastant avec sa volonté de faire table rase de tout. On notera d’ailleurs que la liberté revendiquée n’est pas sexuelle, contrairement à ce qui se développe au cours des années 60. Mais d’autres passages tendent plutôt à rapprocher cette femme farouche d’une écolo féministe radicale des années 2020… Le lecteur, inquiet à son tour, n’en finit pas de se demander qui est cette Renata et par quelle catastrophe tout cela va finir.

Comme le montre de manière si jolie ce rabat de la quatrième de couverture du livre qui estompe le portrait de l’autrice,  on connaît peu de choses de la vie de Catherine Guérard, décédée, on le sait maintenant, en 2010.

P.S. Est-ce l’influence de Renata ? On remarquera que mon blog ne s’appelle plus Patte de mouette, mais patte tout court. Patte que l’on peut désormais attribuer à n’importe qui et remplir de n’importe quoi… Vais-je devenir moi aussi “une libre” ?

Articles récents sur Renata n’importe quoi :

https://tillybayardrichard.typepad.com/le_blogue_de_tilly/2021/11/r%C3%A9%C3%A9dit%C3%A9-relu-renata-nimporte-quoi-roman-de-catherine-gu%C3%A9rard.html

 

 

 

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Autre mandala nervalien

Whisky, amandes, tartines de houmous.

C’est l’heure où le grand pin rougit.
Et le ventre des hirondelles.

Proust associe la couleur pourpre à Nerval (plus exactement à Sylvie). Je verrais plutôt Nerval d’une couleur vieil or, ou rouge feu, ou noir cormoran. Les couleurs dans Aurélia sont nombreuses et parfois difficiles à identifier car les métamorphoses sont si fréquentes que certaines teintes se terminent en -âtre. (“Sur la cime d’un mont bleuâtre une petite fleur est née”, etc.)

Peut-être vaudrait-il mieux parler de la texture des phrases de Nerval − un certain velours, une certaine mousseline de soie ?

Nerval se donne Dante pour modèle. Aurélia est comme une Divine Comédie avec alternance rapide et répétitive de scènes d’Enfer, de Purgatoire, de Paradis, d’Enfer…

Un nuage a l’air de me faire les cornes (vaporeusement).

À propos des textures : reprendre et continuer quelque part mes “Peaux d’écriture” [1] avec : Emaz (Caisse claire et Ras), Cervantes (Vidriera), Guillevic, Kôbô, Parant, Platonov, Foglia, Thiria…

[1] Sur ce blog  https://patte-de-mouette.fr/2018/04/06/peaux-decriture/

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Aurélia sans Michaux (suite du billet du 11-08)

« C’est-pas-ça-pas-ça-pas-ça », s’agite ma pie intérieure. Les états décrits avec autant de précision que de poésie dans Aurélia ne doivent rien aux paradis artificiels, et c’est ce qui les rend aussi rares et admirables :

Ici a commencé pour moi ce que j’appellerai l’épanchement du songe dans la vie réelle. A dater de ce moment, tout prenait parfois un aspect double, et cela, sans que le raisonnement manquât jamais de logique, sans que la mémoire perdît les plus légers détails de ce qui m’arrivait.

Avec une lumineuse simplicité, il dit à la page suivante que sa “mission” d’écrivain est “d’analyser sincèrement ce qu’il éprouve dans les graves circonstances de la vie”.

De même, dans une lettre à Alexandre Dumas qui ouvre Les Filles du Feu, Nerval tente de lui expliquer comment l’imagination en lui « chasse momentanément la raison » (c’étaient les termes utilisés par Dumas pour parler de lui) :

Ce qui n’eût été qu’un jeu pour vous, maître, — qui avez su si bien vous jouer avec nos chroniques et nos mémoires que la postérité ne saura plus démêler le vrai du faux, et chargera de vos inventions tous les personnages historiques que vous avez appelés à figurer dans vos romans, — était devenu pour moi une obsession, un vertige. Inventer, au fond, c’est se ressouvenir, a dit un moraliste ; ne pouvant trouver les preuves de l’existence matérielle de mon héros, j’ai cru tout à coup à la transmigration des âmes.

Jeu pour l’un, vertige pour l’autre ; fastueux romans pour l’un, douloureuse aventure poétique pour l’autre.

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Le mandala des élans

Cake au thon et verre de Bordeaux. La tourterelle familière fait ses trois notes :
‑ — ‑ ‐ — ‐ ‑ — ‑ ‑ — ‑ ‐ — ‐ ‑ — ‑ ‑ — ‑ ‐ — ‐ ‑ — ‑ ‑ — ‑ ‑ — ‑ ‑ — ‑ ‐ — ‐ ‑ — ‑

Passe un cormoran. Un seul. Fin, digne, élancé.

Ce qui peut se dire ici, ce sont des élans.
C’est le mandala des élans.

Lu Nerval. Larmes aux yeux (« Le roi de Thulé »). Aurélia : voir si je peux comparer avec Connaissance par les gouffres de Michaux.
Je tends l’oreille : pour l’instant aucune pie ne me jacasse « C’est-pas-ça ».

J’appelle mon cormoran Labrunie.

(À suivre)

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Mandala n’importe quoi

Dans le jardin de derrière, invisible de la route, j’ai une terrasse circulaire entourée de bambous que nous avons baptisée Le Mandala.
Quand je suis seule le soir j’y prends l’apéritif nez en l’air et je note à bâtons rompus sur un cahier ce que je vois, entends, goûte, projette, me rappelle…
J’ai décidé de prélever de temps en temps ici quelques notes de ce journal informel et de les appeler Mandala n’importe quoi (comme un certain livre de chevet intitulé Renata n’importe quoi),

ou Mandala tout court.

En voici un :

Mandala

Whisky-pistaches sur mandala. Beaux nuages. Hirondelles. Bambous ensoleillés. Avion que l’on entend ailleurs que dans sa trace.

Coup de vent dans les bambous, un fauteuil se balance.

Vivre, simplement.
8 heures sonnent à l’église. Paix grave des cloches.

Les nuages se boursouflent comme des oreillers de Proust (« les joues de notre enfance »).

Nez en l’air sur mandala.

Un chien aboie. Le pot de yaourt vide vibre au vent.

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Les mains de la mer

Parfois je me promène sur la plage au coucher du soleil quand il ne reste que deux ou trois promeneurs de chiens et quelques châteaux de sable.

Celui que j’ai vu l’autre soir avait muraille, fossé, barbacanes, tours, créneaux et mâchicoulis.
Son architecte avait gravé devant dans le sable : « Ne pas touché ».

Désobéissante, j’ai effacé l’accent et ajouté un r.

La mer montait par petites vagues vers la contrescarpe du fort de sable. Une mouette au bec rouge trempait ses pattes dans l’eau, indifférente aux éphémères constructions des hommes.

Avant de quitter tout à fait la plage j’ai pris une photo.

 

 

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La petite chèvre

Quand je pars à vélo chercher mon pain je passe devant une prairie avec deux chèvres. “C’est Jean-Claude et Juliette”, me dit leur maître qui ouvre leur enclos le matin.

J’ai pris Juliette en photo au moment où elle convoitait puis atteignait une branche de tilleul.

L’autre nuit j’ai fait un rêve :
Une chèvre blanche et dorée est au pied d’un pommier, désireuse de sauter sur une de ses branches.
Je ne crois pas qu’elle y arrivera, elle est trop vieille.
Mais oh :
D’un bond elle atteint la branche et s’y installe. Sans aucune difficulté.

Réveil heureux.

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Sur le chemin de Morteparole

Morteparole est le beau titre d’un roman de Jean Védrines, publié en 2014, qui parle de l’appauvrissement du langage et de la culture dans l’institution scolaire.

J’ai longtemps fait partie de cette institution.
Les transformations importantes arrivent « sur des pattes de colombe », dit Nietzsche. De temps en temps, au cours d’une insomnie, je retrouve ces petites traces de pattes qui se sont imprimées sur mon chemin.

En voici trois :

– Le jour où une inspectrice de la Vie scolaire m’a dit qu’étudier au collège des Métamorphoses d’Ovide était une perte de temps. (Les inspecteurs Vie Scolaire s’occupent de discipline et non de littérature. Craignait-elle qu’Echo, Narcisse ou Arachné déclenchent une émeute dans les classes ?)

– L’année où les manuels de grammaire ont disparu des collèges et que la discipline grammaire a été remplacée dans les instructions officielles par outils de la langue. La volonté était de décloisonner (le mot était sur toutes les lèvres pédagogiques) les diverses rubriques de l’enseignement du français : orthographe, conjugaison, grammaire, étude des textes. Le tout était désormais subordonné à l’étude des textes sans apprentissage systématique.

– Le jour où (cela devait être en 2009), lors d’un conseil de professeurs, j’ai été reprise parce que j’avais employé au sujet d’un élève le mot paresseux. Ce péché capital n’avait plus rien à voir avec le travail scolaire. Seule une notice pharmaceutique pouvait encore l’inclure : « Forlax, pour intestins paresseux ». Je parie qu’aujourd’hui la formule a disparu des notices, trop discriminatoire pour certains viscères.

 

 

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Dans le Poème de la mer

Bonheur de nager un dimanche de juillet dans une mer calme avec une personne que l’on aime en essayant de se souvenir ensemble des strophes du Bateau ivre.

Certains vers me mettent les larmes aux yeux, pas toujours les mêmes. Aujourd’hui, « Et rythmes lents sous les rutilements du jour » luit et résonne en moi d’une vague à l’autre.

Quel mystérieux fluide contiennent ces vers pour couler ainsi dans toutes nos veines un siècle et demi plus tard ?

Clapotements furieux ou rythmes lents des marées de Rimbaud

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