Pour Marie-Paule Farina
Charles-Louis Philippe, avec la tendresse de cœur que ses contemporains lui reconnaissaient, avait une compréhension de la question du mal non moins profonde, à sa manière, que celle de Bernanos. Voici le début du récit intitulé Deux Apaches, tiré des Contes du Matin que j’évoquais ici le mois dernier (voir référence dans la colonne à droite “articles récents”).
Ils venaient de lire le récit de la quadruple exécution. Certes, si Bébert et Loulou avaient été du côté des honnêtes gens, ils eussent, comme bien d’autres, pensé : j’aurais voulu les guillotiner moi-même. Mais ils appartenaient à l’autre parti, et ils pensaient :
— Vous croyez nous intimider par la mort. Nous vous montrerons que la mort ne nous fait pas peur.
Ce dessin de presse donne le contexte : des journaux de 1907 lançaient une campagne contre un projet d’abolition de la peine de mort débattu à l’époque, en mettant en avant l’insécurité dans Paris due aux voyous nommés Apaches. Charles-Louis Philippe se démarque de ce parti pris sécuritaire en appliquant, dans le conte, le désir de tuer aux “honnêtes gens” aussi bien qu’aux malfaiteurs de “l’autre parti”. Il indique aussi implicitement par là qu’il ne se livrera pas à la satire d’un milieu ni à un plaidoyer abolitionniste.
Ces deux Apaches débutants trouvent vite l’occasion qui les transforme en larrons :
Un peu plus haut, ils aperçurent un ivrogne. Il marchait sur deux jambes sans force, sa tête semblait vouloir accompagner ses pieds ; il causait avec le trottoir. Il disait :
— Moi, je rentre. Je ne fais de mal à personne. Je suis un ouvrier, et je rentre.
Il avait tant de mal à rentrer qu’il en parlait. Ils le bousculèrent un peu et se mirent à rire parce que, pour ne pas tomber, il dut parcourir un grand espace et prendre le temps de rassembler les lourds mouvements qui le redressèrent. Il s’arrêta pour reprendre des forces, pour les regarder et pour leur expliquer :
— Moi, je rentre. Je ne fais de mal à personne. Je suis un ouvrier, et je rentre.
Il paya pour les autres. Ah ! ils veulent tuer les mecs ! Ce fut Loulou qui lui dit :
— Cochon, tu veux nous tuer !
Il leur vint une idée :
— Si on le piquait un peu, pour lui donner du courage ?
Ils sortirent leur lame, rangèrent le bouchon dans leur poche et lui donnèrent d’abord des coups de pointe dans le dos. Il leur semblait piquer la société tout entière et se venger d’elle. Il se passa quelque chose qu’ils ne purent accepter. Ce fut comme si la société protestait. L’homme se mit à crier. Il criait si fort, la canaille ! Ah ! Il voulait leur tenir tête ! Loulou saurait bien le faire taire. Il répéta :
— Cochon, tu veux nous tuer !
Il leva la lame et la plongea entre les deux épaules de l’ivrogne. C’était une bonne lame. Elle rentra jusqu’au bout. L’homme tomba.
« Il avait tant de mal à rentrer qu’il en parlait » : cette remarque sur l’ivrogne et la description qui la précède nous donnent un aperçu de la simplicité si juste de Charles-Louis Philippe. Puis, les exclamations des Apaches nous mettent un instant dans la peau des deux assassins qui créent leur mobile en l’invoquant. Ceci me rappelle la terrible Fable du Loup et l’agneau, avec cette manière perverse qu’ont les agresseurs d’hier et d’aujourd’hui, dans la sempiternelle comédie de la violence, de retourner la situation en jetant les torts sur la personne agressée :
Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ? / Dit cet animal plein de rage :/ Tu seras châtié de ta témérité.
Je retrouve aussi l’inépuisable mauvaise foi de la méchanceté qui aime généraliser ou extrapoler pour mieux s’exercer : Ah ! ils veulent tuer les mecs ! (Si ce n’est toi c’est donc ton frère).
Je citerai pour finir, grâce à Marie-Paule Farina, cette réflexion de Jankélévitch qui me semble tout résumer :
On ne désarme pas le méchant en se faisant tout petit ; bien au contraire il vous en voudra justement d’être petit et misérable… le méchant hait sa victime bien qu’elle ne soit pas haïssable, et même justement parce qu’elle n’est pas haïssable.(…) Pour le méchant la personne a un tort inexpiable à se faire pardonner, un tort radical originel… le tort d’exister.